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Barnett Newman

Cathedra.

Si l’homme du Moyen-Âge avait pour aspiration de bâtir une demeure à l’égale du Divin, et si les Grecs étaient habités par une autre volonté, celle de parvenir à une représentation de l’homme qui le manifesterait comme un dieu, Barnett Newman est à l’image de Michel-Ange duquel il présente l’ambition dans son essai [1] :

« Faire de l’homme une cathédrale. »

Cette introduction aura pour mérite de placer son œuvre, Cathedra, dans un contexte formalisé par l’artiste. Barnett Newman, dans la cour élargie des sphères de l’art moderne, semble appartenir à la famille des théoriciens qui frôle les couches les plus substantielles des questions propres à la réflexion esthétique. Ses recherches formelles ne sont pas sans évoquer la conception singulière qu’aura Deleuze de la surface dans « Logique du Sens ». En effet, si l’on considère que « c’est en suivant la frontière, en longeant la surface, qu’on passe des corps à l’incorporel »[2], Newman s’attèle à déconstruire par ses jeux de surface et ses lignes (frontières) les notions de beauté propre à la forme et au sujet (le Sublime par opposition au Beau) [3].

C’est par une absence volontaire de sujet figuratif que l’artiste parvient à épurer ses tableaux jusqu’à transmuter la beauté (relative traditionnellemment à une répresentation réaliste) en sublime [4].

« A la racine de l’acte esthétique, il y a l’idée pure. Mais l’idée pure est par nécessité acte esthétique » [5].

La gageure de l’art moderne étant selon Newman de réussir à réaliser un tableau hors-de-forme et sans sujet, il semble tout choisi de composer avec l’épiderme de la toile, introduisant ainsi une dimension tant plate que multi-dimensionnelle (voir plus bas). L’espace plane comme moyen de susciter une émanation de sens pur [6].

Il n’est pas difficile de revenir à la pensée de Paul Valéry dont la thèse célèbre dit que « le plus profond, c’est la peau. [7] »

Barnett Newman ne jongle pas comme il était alors tradition dans la peinture entre les différentes profondeurs de champs [8], mais séquence l’espace en surfaces indépendantes. La profondeur (contrairement à la hauteur, qui se retrouvera dans ses tracés verticaux) est délaissée au profit de la surface.

Les lignes intermédiaires (entre différents plans parallèles) ou apparentes en tant que micro-surfaces, sont autant de manière de réagencer l’espace et de tirer l’œil vers le haut. A ce propos, nous retiendrons Greenberg qui définit la ligne comme étant propre à générer de l’abstraction :

« Le trait, qui en peinture est l’élément le plus abstrait car la nature n’a pas besoin de lui pour définir le contour s’impose comme troisième couleur entre deux surfaces de couleurs. » [9]

La troisième couleur serait semblable à une contraction spatiale plus ou moins importante entre les surfaces teintes.

Il est donc possible d’observer le certain rythme des lignes grossies par leur positionnement dans l’espace (vu selon une perspective axonométrique, se référer à Lissitzky et la pan-géométrie, perspective tridimensionnelle basée sur des parallèles à multi-points de fuite et non pas sur un point de fuite central. Système géométrique moléculaire ou de poly-focale) se transformer en une suite de formes différant selon leur étirement dans l’espace ou en lignes si grandes qu’elles seraient visibles comme élargies.

Le hors-de-tableau est donc à considérer avec grande attention. Les lignes augmentées se terminent à la lisière de la toile. Et pourtant, dans l’espace extendu [10] issu de la capacité d’abstraction, le tracé continue à s’étendre jusqu’à disparaître de notre entendement. Barnett Newman œuvre à ouvrir à un espace non-visible et fait naître dans l’œil une ligne dépassant considérablement ses observances.

Il en serait venu à peindre ce qui s’amorcera comme une succession de lignes tantôt géantes, par conséquent proches, tantôt fines et éloignées. Considérant que le ciel est habité d’astres que l’œil ne sait voir pour raison de distance, il serait de même à voir des lignes si lointaines qu’elles ne sauraient apparaître au spectateur.

« De nouvelles découvertes optiques nous ont appris que deux surfaces de différentes intensités même quand elles se trouvent sur un seul et même plan sont saisies par l’esprit comme si elles étaient à différentes distances de l’œil. » [11]

L’œil fait que ces traits s’installent sur différents degrés spatiaux.
Ces considérations sur Newman laisse à porter à décision. Si « le suprématisme a projeté dans l’infini l’extrême bout de la pyramide visuelle de la perspective » [12], qu’en est-il du travail de Barnett Newman ?

En réussissant à faire varier les lignes jusqu’à les présenter à la conscience comme étant des lignes intemporelles qui se perdent à l’infini (Aîon deleuzien ?), Newman amène de plein pied une nouvelle conception de l’espace. Ses accointances géométriques avec Lissitzky le rapproche involontairement de la définition qu’à fait Conio du suprématisme. (Les liens entre Lissitzky et le suprématisme ne sont plus à démontrer.) Bien qu’éloigné du suprématisme, il reste comme l’instaurateur d’une nouvelle lettre de l’alphabet primordial de Malevich, et touche au même titre que ce dernier aux puissances primitives (point, ligne, plan).

Barnett Newman aurait par conséquent atteint les sommets de son art en accédant à l’idée pure par le biais de la déconstruction ou plutôt du contournement qu’il fait de la forme. Si l’art est censé « ouvrir les champs de notre perception » [13], alors Newman serait de ceux qui savent crever la toile et faire ricocher jusqu’à nos yeux des données non-visibles. En effleurant le Sublime par les voies de la non-forme [14], il stimule notre capacité d’abstraction et nous fait nous projeter au-delà du tableau, dans un espace élargi, indélimité [15].


Références

[1] « Le Sublime est maintenant » L’individuel et le social, Clement Greenberg, p.635
[2] « Logique du Sens » Gilles Deleuze, p.20
[3] « L’invention de la beauté par les Grecs, c’est-à-dire leur postulat de la beauté comme idéal, a été en Europe la bête noire de la philosophie de l’art et de l’esthétique. » (…) le sublime se manifeste dans le désir de détruire la forme ; de donner forme à l’informe. » p.634 « L’individuel et le social » Clement Greenberg
[4] « Le mouvement de l’art moderne est né de ce désir de détruire la beauté. » « L’individuel et le social », Clement Greenberg, p.635
[5] « Barnett Newman L’individuel et le social », Clement Greenberg p.627
[6] « Il faut que, du même mouvement par lequel le langage tombe de haut, puis s’enfonce, nous soyons ramenés à la surface, là où il n’y a plus rien à désigner ni même à signifier, mais où le sens pur est produit : produit dans son rapport essentiel avec un troisième élément, cette fois le non-sens de la surface. » « Logique du Sens », Gilles Deleuze, p.166
[7] « Logique du Sens » Gilles Deleuze
[8] « Mais le fait essentiel, c’est que le plan du tableau se fait de plus en plus plat, qu’il écrase et confond les divers plans de profondeur fictifs, jusqu’à les dissoudre dans la matérialité et la réalité de la surface de la toile, où s’entrelacent, se côtoient, se superposent en transparence l’un et l’autre. Et là où le peintre continue d’évoquer des objets réels, leurs formes s’aplatissent et se diluent dans la densité de l’atmosphère à deux dimensions.  Une tension vibratoire naît de cette lutte des objets cherchant à maintenir leur volume contre la tendance du plan réel du tableau à réaffirmer l’existence de son à-plat matériel et à les écraser et réduire en simples silhouettes.» « Le Sublime est maintenant » L’individuel et le social, Clement Greenberg, p.619
[9] « L’individuel et le social » Clement Greenberg, p.619
[10] « Les données immédiates de la conscience » Henri Bergson
[11] « Le constructivisme russe » Gérard Conio
[12] « Le constructivisme russe » Gérard Conio
[13] « Comment demander aux yeux du corps, ou à ceux de l’esprit, de voir plus qu’ils ne voient ? L’attention peut préciser, éclairer, intensifier : elle ne fait pas surgir, dans le champ de la perception, ce qui ne s’y trouvait pas d’abord. Voilà l’objection. – Elle est réfutée, croyons-nous, par l’expérience. Il y a, en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes. (…) Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent, qui pourraient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles. (…) L’art suffirait donc à nous montrer qu’une extension des facultés de percevoir est possible. » « La Pensée et le Mouvant » Henri Bergson
[14] « (…) la question est de savoir comment créer un art sublime. » p.636
[15] « (…) la peinture, débarrassée de ses profondeurs fictives, se voit contrainte d’émerger sur l’autre côté de la surface de la toile. » p.619

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