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Sur le politique des images que l’on ne montre…

« La salle de montage est un bureau pour le cinéma en ceci que rien ne critiquerait d’avantage le travail à la télévision, le travail des faits, le travail des idées, que de montrer, ne serait-ce qu’une journée entière, des images non montrées. » Harun Faroki « Qu’est-ce qu’une salle de montage ? » p.31-32

Si d’ordinaire l’on pense que c’est par l’information médiatique que se construisent les représentations du politique dans l’imaginaire individuel, et si celles-ci sont véritablement conçues sous l’égide des gouvernements, reste qu’il nous appartiendra ici d’en prouver doublement, prestement le contraire.

Postulat n°1 : C’est à travers le potentiel des images cachées que germinent l’imaginaire, c’est dans cette dimension que se développent en sous-bassement, les modèles idéologico-politiques (rapport imaginaire à ses propres conditions d’existence [1]) des différentes communautés d’interprétation de notre société).

Il y a dans le caché, au demeurant la source, de quoi alimenter l’imaginaire. Il semble foncièrement impossible de penser se détacher d’une telle capacité projective, car de façon naturelle, elle est le propre de tout rapport (ou médiation) entre l’individu et le monde extérieur. L’imaginaire est ce qui relie information et transvase de l’information (l’individu se voit capable par cette faculté de recevoir, de traiter et d’interpréter une donnée x réfléchie à travers le complexe contextuel et situationnel d’une expérience). Cet effet médian de l’imaginaire va transformer l’information extérieure, par l’attitude oscillante de l’individu, qui sera autant constituée de mouvements d’identification et de distinction vis-à-vis de celle-ci.

Postulat n°2 : Ce n’est pas les gouvernements nationaux qui contraignent l’imaginaire individuel par une invitation à de la consommation outrancière, ce sont les instances trans-nationales, le marché, leurs lois et leurs idéologies, qui entretiennent un désir consumérisant, par nature impropre à l’activation d’un imaginaire suffisamment libre pour faire acte de création.

Dans un régime de sur-visibilité, toutes les stratégies mises en place vont contraindre ce potentiel imaginatif à la moëlle épinière ; c’est parce que c’est à part entière que le psychisme ingurgite sans pré-sélection les données qui lui sont présentées, que l’individu va s’immerger vers les informations les plus stimulantes et les plus réjouissantes pour l’oeil. C’est-à-dire que le psychisme se constitue autant de nos agirs codifiés sur des strates spongieuses de l’organe mille-feuille appelé « mémoire », que des mets que l’on va bien vouloir s’octroyer. Le savoir-faire marketing étant de nos jours à son stade avancé, il devient très peu aisé pour l’individu de faire effort critique et détachement, de recouvrer juste place à la fonction créatrice de son esprit. Néanmoins, l’imaginaire n’en est pas foncièrement freiné ; s’il reste fortement enserré et endigué dans un certain carcan, nous ne pouvons nier la force du complexe multi-dimensionnel du psychisme, qui agit au travers de tous les filtres sans pouvoir néanmoins s’en dégager. Cependant, ces filtres médiatiques sont une bâche bien trop hermétique pour laisser germer à plein essor l’imaginaire. Ceux-ci le conditionnent jusqu’à l’étouffement ;

On trouve dans les flux ondatoires des hautes instances de l’information des codifications données, qui contrastent par essence avec les faits véritablement éprouvés dans des contextes spécifiques, souvent en proie à des conflits d’origine militaro-économique, que l’on voit véhiculés par les mass medias de façon insidieusement sourde et calfeutrée.

La manipulation des contenus ET des contenants médiatiques rend possible une transformation efficiente de l’information de manière à correspondre un angle de vue très précis (celui de la classe dominante). Chose évidemment ayant effectivement court dans les grandes entreprises trans-nationales, lesquelles, par leurs fabrications douteuses, obstruent le terrain germinal de la création. Le phénomène serait plutôt ici à considérer comme en proie à un défaut de regards éthiques, critiques, et proprement déontologiques (terminologies souvent reléguées à piètre statut ; et cela à raison d’un grand effort de délégitimation pour toutes formes de réglementations). La saturation et la véhiculation massive d’images va alimenter chez l’individu un désir de jouissance qui se manifeste comme un ensemble de compulsions consumérisantes (de toutes natures, c’est-à-dire selon les proies et les équilibrages de chacun). Cependant. Si la béance, qui est intrinsèque à la recherche de jouissance et de satisfaction, visant à une sensation de rassasiement impossible, est nourrie à outrance de l’extérieur à l’intérieur d’un individu, celle-ci se prolongera et s’agrandira en fonction d’une maximalisation toujours croissante de l’accessibilité aux plaisirs. Assouvir les pulsions de sa béance offre certes le bienfait de combler temporairement une intransigeante soif de vivre, mais elle engage également, et aussitôt, un nouveau cycle de consommation ; laquelle nouvelle pulsion va s’enchaîner dans un cycle supplémentaire, d’encore encore plus,… Le surplus d’images pourrait, selon le point de vue adopté, attiser des besoins et des désirs de manière à les rendre goulûment exponentiels :

1. Par la qualité toujours croissante des messages publicitaires, qui s’insinuent (pour somme « modique » = maxi-croissance de visibilité), avec une efficacité souvent redoutable.

2. Par la quantité même de ces informations, astronomiquement stroboscopiques pour l’œil nu d’un être en déphasage avec la société.

Lorsqu’un régime utilise à la fois des outils stratégiques 1. De domination 2. De légitimation 3. De conditionnement décisionnel (quant à des suffrages notamment, mais aussi des choix idéologiques de vie, donc de classes) 4. De répression 5. D’appel aux attitudes consumérisantes (utiles au complexe industriel bourgeois), nous pouvons conclure à une exploitation consciente de la population à des fins visant à l’accumulation de la propriété (donc au pouvoir [2]). Faire usage de tous les explosifs marketings pour promouvoir le fruit d’une production industrielle (c’est-à-dire en écouler les produits pour un enrichissement de type privé) équivaut à appliquer une stratégie réelle d’esclavagisme (moderniste s’il en est…). Ce n’est plus seulement les contrées éloignées qui subissent les effets du colonialisme pré-globalisant (néo-colonialisme). C’est la population-même des pays émetteurs qui se retrouvent flanquées au pied du mur des hautes instances de la très récente et dite « gouvernance mondiale » (oligarchie représentée de façon non-exhaustive par le monde de la finance, de l’économie, par les sphères industrielles, bourgeoises, libéralisantes, les grandes maisons du privé, les instances de la propriété intellectuelle, les banques, l’administration impérialiste, les domaines d’obédience républicaine, libérale ou néo-libérale,…). Cet effet est dû à une certaine ouverture des marchés occidentaux, qui sont passés d’une économie autocentrée à une économie extravertie.

« Lorsque j’ai commencé mes études d’économie, on distinguait deux types d’économie : les économies autocentrées et les économies extraverties. (…) On disait qu’il y avait un tissu industriel cohérent et très fort. Par opposition, les économies du tiers monde avaient des tableaux vides, c’est-à-dire que ce qu’elles consommaient était importé et ce qu’elles produisaient était exporté. On disait que ces économies étaient extraverties alors que les économies occidentales étaient dites autocentrées. Tout cela a changé. La dynamique même des économies autocentrées les a amenées à s’extravertir. Ce que nous produisons (produits agricoles, armements, ect.), nous l’exportons. (…) Statistiquement, nos économies sont aussi extraverties que celles du tiers monde. » [3]

C’est notamment à cette mutation économique que l’on doit la standardisation des produits et leur diffusion planétaire en Occident. Seulement, pour écouler le stock de ces larges palettes de marchandises, il faut avoir recours à une lourde industrie picturale spectacularisante et une médiatisation aussi puissante que subliminale. D’où l’utilisation en fort norme d’images hautes aux couleurs ultra-saturées.

Depuis quelques années (nous noterons un tournant dès 1973 avec la crise pétrolière), le gouvernement s’est vu progressivement relégué au misérable statut d’instance de répression (l’Etat-policier, qui ne possède en charge que les appareils répressifs d’Etat tel que le système juridique pénal, ou le corps policier). La privatisation successive de toutes les institutions ou entreprises étatiques aura accentuer de fort le phénomène que Jürgen Habermas aura su pré-voir en ces mêmes années.

« Ce n’est qu’avec le mode de production capitaliste que la légitimation du cadre institutionnel peut être directement liée au système du travail social. C’est seulement alors que le statut de la propriété, de rapport politique qu’il était, devient un rapport de production, car il trouve sa légitimation dans la rationalité du marché, dans l’idéologie de la société de l’échange et non plus dans un statut de domination légitime en soi. (…) Le cadre institutionnel de la société n’est que médiatement politique ; immédiatement, il est économique (l’Etat constitutionnel bourgeois comme « superstructure »). La supériorité du mode de production capitaliste sur ceux qui l’ont précédé tient à deux choses : la mise au point d’un mécanisme économique qui rend permanente l’expansion des sous systèmes d’activité rationnelle par rapport à une fin et l’élaboration d’une légitimation économique permettant que le système de domination soit adapté aux exigences nouvelles de rationalité de ces sous-systèmes en train de se développer. C’est ce processus d’adaptation que Max Weber conçoit comme une « rationalisation ». [4]

La rationalisation effective de nos sociétés invite fort à croire au renversement de la domination politique au profit d’une domination foncièrement économique.

Si dans tous les cas, que l’on ait affaire à une visibilité superfétatoire ou à un processus en interne, nous sommes contraints d’invoquer la dimension imaginaire inhérente à la capacité mentale projective d’appréhension médiate.

Postulat n°3 : A considérer qu’une trop forte monstration d’image équivaut à un corsetage de la fonction imaginaire/imaginale de l’individu, cacher l’image et la raconter revient à lui offrir la capacité de se réapproprier ces champs au profit d’une meilleure capacité pour celui-ci, d’individuation.

Si Althusser considère que toutes idéologies confondues proviennent du rapport imaginaire qu’aura un individu à propos de ses propres conditions d’existence [5], il devient plus aisé de comprendre en quoi l’imaginaire a un rapport non-négligeable avec le politique. En effet, comme il semble proprement impossible à l’individu d’accéder à une information de façon non-médiate, il lui sera simplement inimaginable de se frotter à un contenu politique sans faire inconsciemment valoir un ensemble de filtres pré-existants, remodulant drastiquement l’information qui lui sera parvenue. Ces filtres sont foncièrement alimentés par l’imaginaire. Ils se déploient et se construisent en fonction des lois irrationnelles de l’identification et de la représentation de soi face à la collectivité.

Ainsi. Si l’on octroie au récepteur l’espace suffisant pour faire projection imaginaire, il s’ensuit un phénomène spécifique de co-autorat. L’émetteur fait jaillir des signes, qui lorsque décodés peuvent être transformés et réinterprétés mentalement par le récepteur, qui les saisit sporadiquement. Il reconstruit un contexte fictionnel reprenant les configurations propres à l’individu récepteur ; il devient co-créateur, car réinsuffle une forme intangible aux données transmises par l’individu émetteur. L’image, sa monstration, en tant que telles, indique certes plus clairement un contexte et une dimension individuée situationnelle donnée, mais ôte au récepteur la possibilité de transformer visuellement sur le plan de son mental.

Postulat n°4 : Soit les images sélectionnées pour une raison précise, montrer celles qui auront été sciemment occultées (soit par souci de cohérence, soit de censure, ou encore par désir d’une mise en dramaturgie efficiente).

Une autre éventualité d’agir politique vis-à-vis de l’image se trouve explicité dans la citation en début de texte. Si la narrer équivaut à octroyer une place supplémentaire, révéler les images non-sélectionnées revient à dévoiler une certaine logique de choix proprement idéologiques. En effet, faire monstration des images occultées induit une mise à distance critique vis-à-vis des parti-pris dramaturgiques, esthétiques et idéologiques. Elle éclaire les mythes construits par une tierce personne à partir de potentiels idéologiques donnés. C’est donc renverser la perception des échelles de valeur que de montrer les scènes éludées dans le processus médiatique ou créateur. Cela contrebalance la notion de choix et fait que l’on peut y lire par un procédé inversé les grandes lignes décisionnelles qui vont construire le message d’une mise en scène.

On pourra y déceler les différentes étapes qui auront conduit à la fabrication d’un montage, ainsi que l’on se verra capable de voir en les images non-sélectionnées une teneur plus effective, de réalité. Une telle activité de renversement pictural aurait pour fonction de déstabiliser les grandes instances naturelles à la censure, qui auront construit le message en question, « riche » en vérité et relevé par une mise en scène doucereusement calculée. Dans le cas d’un documentaire, c’est le rapport au réel tout entier dont il serait question. Comment présente-t-on un contexte, comment représente-t-on plastiquement, narrativement une réalité individuelle, pourtant multiple et controversée en interne ?

Dans le cas d’une fiction, nous sommes face au même phénomène. Comment construit-on un personnage par essence pluriel ? Quelles facettes lui sont attribuées ? ect…

Nous nous trouverions, face à un tel dénuement processuel, devant à une véritable transmutation des contenus narratifs et idéologiques. La perception fragmentaire des images rejetées introduirait une lecture dissemblable. La lecture linéaire narrative ayant pour fonction de sciemment diriger la compréhension du récepteur, une lecture fragmentaire serait probablement plus à même de plonger le récepteur dans le maëlstrom de toutes les potentialités inhérentes à la composition type montage dont il est question.

Soit un coup d’honneur à Harun Faroki, qui aura développé en l’espace d’une sentence un procédé filmique à la portée aussi politique, qu’épistémologique.

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Références

[1] Louis Althusser, « Les Appareils Idéologiques d’Etat »

[2] Hannah Arendt, « L’impérialisme, aux origines du totalitarisme »

[3] Serge Latouche, « La Méga-Machine, raison technoscientifique, raison économique et mythe du progrès », p.45

[4] Jürgen Habermas, « La science et la technique comme idéologie »

[5] Louis Althusser, « Les Appareils Idéologiques d’Etat »

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