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La fiction dystopique présente de nombreux avantages, dont celui de parler du présent. Comme le dit Maurice Renard en 1914, la science-fiction permet de « pousser des incursions latérales sur les flancs de la réalité, patrouiller en marge de la certitude, non pour acquérir la connaissance du futur mais pour obtenir une meilleure compréhension du présent [1]». Si d’apparence, les romans dystopiques se déroulent dans des univers extravagants, dans des contextes historiques éloignés ou farfelus, ils ont cette faculté incroyable de dessiner les contours de nos sociétés actuelles. Les idéologies, les conflits sociétaux, les découvertes scientifiques sont étirés, passés à la loupe, extrapolés, de façon à les mettre en exergue, à les interroger, et in fine à alerter les lecteurs.
La science-fiction est un « outil d’investigation dont le but est de résoudre par l’expérimentation la question des mécanismes qui régissent les comportements sociaux [2] ». Mieux, « l’utopie inverse s’emploie à barrer la route aux totalitarismes lorsqu’ils sont encore au stade larvaire, et conjecture l’avenir avant tout pour l’empêcher [3] ». La dystopie invoque l’avenir dans ce qu’il peut avoir de désastreux pour conjurer les dangers qui germent dans l’actualité [4]. La raison pour laquelle j’ai décidé d’écrire une fiction concorde avec ces desseins. En effet, par un processus d’extrapolation, je souhaite parler des dangers relatifs aux usages des technologies qui sont en phase de développer et de se commercialiser.
Un opuscule
Un opuscule est un ensemble de feuillets, formant un petit cahier. Le format d’opuscule dystopique me semble plus pertinent que le format traditionnel de la nouvelle. En premier lieu, l’opuscule me confère des libertés d’ordre formelles. Le support de mon écrit est en lien avec mes questionnements théoriques ; le fait que les pages soient transparentes brouille la lecture, qui ne se révèle qu’après l’ajout d’une feuille blanche. Dans un monde où la transparence est de plus en plus véhiculée comme une injonction, il est judicieux de revenir à quelques procédés opacifiants. Dans un même ordre d’idée, être obligé à la transparence fait émerger des contre-pouvoirs, qui amène à rendre opaque ses agirs. L’accumulation de feuilles transparentes floute le contenu, tout comme l’accumulation d’injonction à la transparence mène au cryptage. Le fait de rendre opaque ma proposition est concordante avec le sujet même de la recherche, et de la narration. Les acteurs du secteur sécuritaire sont dans la nécessité de crypter et de décrypter les communications, pour des raisons de sécurité de l’information. Seul celui qui a la clef ou qui est capable de la hacker peut avoir accès au contenu. Ici, le processus est simplifié : il ne faut pas avoir une clef, mais seulement une feuille blanche, découpée au format du livre. Il s’agit en somme d’un cryptage symbolique. En terme de forme, le texte de l’opuscule apparaît, à première vue, comme inaccessible, alors que le moyen de le révéler est très simple. Le décryptage est ordinairement très compliqué à opérer ; dans le cadre de cet opuscule, il est presque enfantin. Cette tension entre cryptage et simplicité a une raison : le but n’est pas de barrer l’accès au contenu, mais de le révéler au prix d’une manipulation aisée.
L’opuscule se lit en un seul souffle, dans la hâte, son rythme est hâché, coupé, sa taille menue. Comme s’il était nécessaire d’agir rapidement, d’être furtif, de se cacher, de chuchoter à toute allure, au risque de se faire surprendre. La forme biaisée, diagonale, 45 de l’ouvrage a pour volonté de souligner l’impression de vitesse. Texte rapide mais brouillé, rendu opaque par accumulation (sur feuilles transparentes – paradoxe volontaire ! -), style littéraire soufflé, vocabulaire cryptique, couleurs tranchées… Mais un texte détectable, décryptable, à lire en chuchotant, à coup de feuille blanche. Les autres aspects formels sont aussi connectés à l’histoire. La couleur bleue en bordure fait référence au bleu électrique des lasers, et les petits points aux Nuées d’Oiseaux.
Références
[1] Maurice Renard, « Le merveilleux scientifique », article de la Vie n°16, cité dans De beaux lendemains ?, éditions Antipodes, Lausanne, 2002, p. 20
[2] Patrick J. Gyger, De beaux lendemains ? Sous la direction de Patrick J. Gyger, éditions Antipodes, Lausanne, 2002, p.14-15
[3] Ibid., p. 37
[4] Ibid., p. 16