Pouvoir et sociétés de contrôle
1984, La Zone du Dehors, Nous autres, Le Meilleur des Mondes, Substance Mort, Ubik, …
Les ouvrages au sein desquels sont décrites des sociétés de contrôle sont légions dans la littérature dystopique. Néanmoins, ces livres présentent de nombreuses divergences. En guise d’exemple, les instances de pouvoir sont représentées de manière drastiquement différente : dans 1984 [5], elles sont monolithiques, sous la direction d’un chef unique (Big Brother), et proviennent d’en-haut. Dans La Zone du Dehors, le pouvoir est avant tout gestionnaire, omnidirectionnel, basé sur le selfcontrol, générant « une aliénation optimuum sous les apparences d’une liberté totale [6] ». Nous autres [7] et Le Meilleur des Mondes [8] présentent un modèle de contrôle, fonctionnant à l’aide d’une machinerie devenue autonome, dans laquelle les individus sont assignés à une place nonévolutive. Dans Le Meilleur des Mondes, ce sont les lois de la génétique gouvernent les citoyens, dans Nous autres, celles de la géométrie. Le Key-Déli-Ô-Scope présente une conception du pouvoir descendante et tripartite. Le Chimiô-Kâs-Stère, alliant des multinationales pharmaceutiques, chimiques et agro-alimentaires, instrumentalise le Tecô-Déli-Kptère, qui est en réalité le secteur sécuritaire privé. Le Tecô-Déli-Kptère extraie un nombre incommensurable de données du Key-Déli-Ô-Scope, et le gouverne silencieusement. Le Key-Déli-Ô-Scope, qui est un appareillage technologique proposant une réalité augmentée immersive, manipule les Ô-plugués (citoyens connectés), notamment à l’aide du Psychoscope, qui leur confère des conseils psychologiques fortement intéressés, et des publicités à choix.
Ces trois structures poussent les Ô-plugués à considérer négativement les saufsurvoyants, qui s’astreignent par tous les moyens à sortir de cette société contrôlée et contrôlante. Les saufsurvoyants sont traqués tout à la fois par le Key-Déli-Ô-Scope, le Tecô-Déli-Kptère et le Chimiô-Kâs-Stère. Le Tecô-Régi-Stère est en réalité la structure totalitaire qui rassemble le Chimiô-Kâs-Stère, le Tecô-Déli-Kptère, et le Key-Déli-Ô-Scope. Une telle vision du pouvoir n’exclut pas la présence de micro-pouvoirs ; il s’agit en réalité d’une schématisation, montrant à quel degré de puissance les multinationales se développent et comment elles s’inter-instrumentalisent. En effet, les entreprises pharmaceutiques et agro-alimentaires sont des gros clients du secteur sécuritaire. En tant que commanditaires, ils ont un pouvoir sur les enquêtes des agents de sécurité privée. L’instrumentalisation des populations passent par l’appareillage Key-Déli-Ô-Scopique, qui est apposé sur le corps, à ses endroits-clefs. En effet, la vision naturelle est capturée par les lentilles keyscopiennes, remodelée par l’Ô-Key (interface augmentée). Le mouvement des doigts est détecté par les daily-S, posées sur les phalanges. Les discussions sont dévorées par les ôSes sonores. Les lentilles keyscopiennes, les daily-S et les ôSes enregistrent les données biométriques de l’individu : capture de l’iris, des empreintes digitales et reconnaissance vocale.
Le procédé est retors : sans que les Ô-plugués ne le sachent, les lentilles keyscopiennes se trouvent être des caméras. Ainsi, leur vision naturelle est non seulement remaniée, mais avalée et traitée par des algorithmes. Tout est vu. Sans que cela soit vu. Par les yeux même de l’utilisateur. Le fait d’avoir opté pour des technologies embarquées (qu’on porte sur soi) a été privilégié à des technologies implantées. Ce choix a été opéré pour une raison précise. Si une technologie immersive de type Key-Déli-Ô-Scope devait être inventée dans les dix ou vingt prochaines années, elle serait à coup sûr « embarquée » dans un premier temps. Les populations non-transhumanistes ne sont pas encore prêtes à s’implanter des technologies. Les entreprises développant une telle technologie compteraient sûrement sur le phénomène de pervasion : soit attendre que les individus soient habitués à la technologie embarquée pour proposer une technologie plus performante, cette fois-ci implantée. C’est pourquoi j’ai décidé de parler d’un Key-Déli-Ô-Scope implanté en fin d’histoire, comme un projet à venir. Le contrôle devient, par cette update Key-Déli-Ô-Scopique, intérieur. Les agents du Tecô-Déli-Kptère pourront même lire dans les pensées des futurs Ô-plugués implantés. Cette conception d’un pouvoir qui passe par les voies neurales a été explicitée avec brio par Franco Berardi et par Alain Damasio. Ainsi :
« Plus un pays progresse vers la démocratie, plus la liberté accordée à chaque individu menace la société d’éclatement. Plus, par conséquent, le pouvoir doit s’exercer haut – et profondément. Passer sous les coeurs et dans les nerfs afin de gouverner de l’intérieur les comportements. L’ironie de l’histoire, monsieur Capt, veut que ce soit paradoxalement la lutte acharnée de gens comme vous, de révoltés épris de justice et de liberté, qui ait poussé les gouvernements à se remettre en cause, à affiner et à perfectionner sans cesse leur stratégie pour finalement édifier la plus fantastique machinerie de pouvoir jamais mise en oeuvre : le contrôle. Je ne parle pas du contrôle des idées, de la propagande douce et des modèles idéologiques que nous entretenons – quel gouvernement peut s’en passer ? Mais d’un contrôle plus subtil et plus puissant, d’un contrôle qui ne vous enveloppe plus simplement de l’extérieur ainsi qu’une camisole vous entraverait, mais qui vient agir en vous, à la source, pour la purifier. Un contrôle interne, intime, in petto, qui opère directement à partir des foyers émotifs primaires : la peur, l’agression, le désir, l’amour, le plaisir, le malaise. Une camisole, n’est-ce pas, on l’enlève, on l’arrache, on la découpe : il y a toujours moyen de s’en débarrasser. Mais si la camisole devient chimique, si elle devient peau, si ce sont vos tissus nerveux qui servent d’étoffe, c’est que le contrôle est passé en vous : selfcontrol. Ne cherchez pas à vous l’extirper, ne tirez pas sur les fils, vous vous déchirez…» [11]
Références
[5] George Orwell, 1984, éditions Gallimard, Paris, 1950
[6] Alain Damasio, La Zone du Dehors, éditions la Volte, Folio SF (1999, éditions CyLibris), Clamart, 2007, p. 369
[7] Eugène Zamiatine, Nous autres, éditions L’imaginaire, Gallimard, Paris, 1971
[8] Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes, éditions de Crémille, 1973 (1969, éditions Plon), Genève
[11] Alain Damasio, La Zone du Dehors, op.cit., pp. 365-366