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Commentaire sur le Key-Déli-Ô-Scope

S’il advenait qu’un contrôle puisse se faire de l’intérieur, au coeur des agencements neuronaux, l’extension environnementale du panoptique que nous avions déjà constaté avec la commercialisation des drones-moucherons se verrait d’autant plus grande : impossible de se substituer au regard, il est en vous. Il vous regarde de l’intérieur. Mais ce n’est pas ce regard qui vous contrôle ; c’est vous qui vous contrôlez, de peur de déborder. De sortir du pattern qu’on vous attribue. Panoptique. Self-control. Monde augmenté immersif L’Ô-Key, plateforme augmentée du Key-Déli-Ô-Scope, diffère considérablement du cyberespace créé par William Gibson dans Le Neuromancien [12]. Beaucoup moins abstrait, il reproduit nombre d’éléments tangibles (maisons, institutions, magasins, …). Le Key-Déli-Ô-Scope est également un lieu de travail (le Nid Alvéolaire est un exemple). Haut en couleur (ciel bleu électrique, sol orange fluo), il attire et sature le regard. L’appareillage du Key-Déli-Ô-Scope, à savoir les ôSes (piercings qui se placent sous sa lèvre inférieure et à l’oreille), les daily-S (chaussons pour phalange en plastique) et les lentilles keyscopiennes (placées sur la rétine) sont invasives pour le corps. Elles se proposent comme une extension, une augmentation de la corporéité ; en somme, s’arnacher d’un appareillage Key-Déli-Ô-Scopique est un geste pré-transhumaniste.

Le fait que les technologies Key-Déli-Ô-Scopiques soient placé sur et dans le corps est en relation avec la réflexion qui a été faite sur le colonialisme corporel, et sur le transhumanisme. Les stratégies de contrôle et leurs corrélats technologiques s’insinuent toujours plus dans le corporel, en commençant par la surface du corps pour ensuite investir le cerveau et les organes. De tels objets (ôSes, daily-S, lentilles keyscopiennes), aussi répandus que les téléphones portables dans notre société (et qui en sont également le substitut), ont subi une forte pervasion, dix ans après le lancement du Key-Déli-Ô-Scope. Les quelques rares personnes à ne pas en porter font parties du mouvement saufsurvoyant. Le fait de mettre en valeur cette omniprésence de l’appareillage Key-Déli-Ô-Scopique a pour vocation de rendre attentif le lecteur ; si une technologie de ce type venait à émerger, il serait dangereux qu’elle devienne aussi pervasive. Il serait ainsi très difficile de s’en extraire, pour des raisons de dépendance, de mode, de pression sociale et professionnelle. C’est ce qui est arrivé avec les ordinateurs, les téléphones portables et les réseaux sociaux.

La différence notable entre les appareillages embarqués actuels et le Key-Déli-Ô-Scope est que ce dernier est totalement immersif. Il devient beaucoup plus difficile de se raccrocher à la réalité si les technologies deviennent si englobantes. Si le Key-Déli-Ô-Scope est très peu mentionné dans l’opuscule, il reste néanmoins très important dans l’histoire : il sera le moyen pour les saufsurvoyants, de trouver Aksel, et de transmettre des informations capitales à la population. Ces informations seront d’ailleurs récoltées à travers le Key-Déli-Ô-Scope, dans la zone hautement sécurisée qu’est le Scrutatorium.

Le bien et le mal ne sont pas découpés de manière manichéenne dans Le Key-Déli-Ô-Scope. En effet, si les instances du Tecô-Régi-Stère sont peu bienveillantes, le mouvement saufsurvoyant a été, à ses débuts, instauré par un soulèvement interne dans le Tecô-Déli-Kptère. Des agents de sécurité privée se sont rendus compte de la réalité de leurs agirs, et ont changé de camps. Les résistants sont donc des anciens acteurs du Tecô- Régi-Stère. Harris était, à titre d’exemple, un personnage haut-placé dans une firme faisant fortement référence à Google. Il a décidé d’abandonner sa carrière pour devenir saufsurvoyant. A l’inverse, les saufsurvoyants ne sont pas des personnages uniquement mués par des intentions philanthropiques. Ils n’hésitent aucunement à instrumentaliser Aksel, le personnage principal, afin d’arriver à leurs fins. Ils le pucent à son insu, pour transvaser ses découvertes dans l’ôSe sonore des Ô-plugués, et avertir les citoyens des dangers qui les attendent.

A ses débuts, Aksel avait un positionnement ambivalent. Il est un agent de surveillance, qui n’a pas hésité à trahir les saufsurvoyants (en début de récit). Lorsqu’il rejoint la cause saufsurvoyante, il se laisse porter par les conseils qu’il reçoit, il suit les ordres qu’on lui donne, sans faire de choix véritables. Il est manipulable et passif. Le personnage principal de l’histoire n’est par conséquent pas un héros, ni un anti-héros. Il se trouve en quelque sorte dans une zone grise. La technologie n’est pas non plus décrite comme étant uniquement négative ou positive ; elle n’est ni idéalisée, ni diabolisée. Si de premier abord, la puce est une technologie liberticide, elle est utilisée par les saufsurvoyants comme un moyen de communiquer au grand public des informations relatives aux tactiques de surveillance du Tecô-Déli-Kptère, et au plan d’empoisonnement massif des populations fomenté par le Chimiô-Kâs-Stère.

Un tel positionnement non-manichéen veut subvertir les schémas de lutte du bien contre le mal, en décrivant des rapports de force, des relations et des usages plus complexes.  Les saufsurvoyants représentent les forces de contre-pouvoir se dressant face au Tecô-Régi-Stère. Ceux-ci luttent à l’aide de tactiques diverses, allant de la pratique d’un langage inventé, la création de technologies de contre-espionnage, à l’utilisation de la magie turquoise, l’Orthogonie. Le mouvement saufsurvoyant est à mettre en parallèle avec la Volte, mouvement révolutionnaire de l’ouvrage La Zone du Dehors [12], écrit par Alain Damasio. Les Voltés, membres du mouvement, se démènent à réfléchir à des actions symboliques possibles, ayant pour vocation de faire réagir la population de Cerclon I et II (colonies sur Saturne). Parmi ces actions, peuvent être évoquées les clameurs (petits haut-parleurs déployant des litanies poétiques sur la société), la pose de lames dans les sas de contrôle des métros, la transmission d’un message dans les implants des citoyens lors d’une fête…

A la fin du livre, les Voltés parviennent à migrer dans la Zone du Dehors, désert saturnien en débord des cités cerclonniennes. Ils y construisent des villes nouvelles, ayant chacune une configuration et des spécificités propres. La différence majeure entre le mouvement saufsurvoyant et la Volte tient dans les conditions de vie des intéressés ; les Voltés ont chacun un appartement high tech, ils mangent bien, ne sont pas malades, ont un travail. Ils sont intégrés dans la société cerclonnienne. Et pourtant ils luttent.

Références

[12] William Gibson, Neuromancien, éditions J’ai lu, Paris, 1984

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