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Commentaire sur le Key-Déli-Ô-Scope

C’est tout le contraire des saufsurvoyants, qui passent le plus clair de leur temps à essayer de survivre. Comme ces derniers ont refusé le cadre de vie proposé par la société Tecô-Régi-Stéréscopique, en sortant du Key-Déli-Ô-Scope, ils sont contraints de vivre dans la précarité. Ils doivent constamment se déplacer, pour éviter de se faire repérer. Ils subissent les assauts du Tecô-Déli-Kptère, qui les matraque à coup de drones-moucherons et de Nuées d’Oiseaux, et du Chimiô-Kâs-Stère, qui les imbibe de produits chimiques. Les saufsurvoyants sont tous malades, affamés, et constamment à l’affût d’un danger potentiel. Ils doivent produire leur propre nourriture (ils ne peuvent plus se faire livrer par drones commerciaux dans leur appartements domotiques ! Ils vivent dans des entrepôts désaffectés), qu’ils purifient à l’aide de cristaux turquoises, orthogoniques. Une vie si rude les a rendus durs, secs, en état d’alerte perpétuel.

Ils n’ont néanmoins pas perdu espoir et continuent à se battre. Ils font même confiance à Aksel, alors qu’il représente le camps adverse. Contrairement aux Voltés, les saufsurvoyants n’ont pas le temps de faire des actions publiques. Ils ne sont cependant pas sans poésie. Leur langage est truffé de jeux de mots, et l’Orthogonie stimule leur imaginaire, produisant des images mentales incroyables, et complexes. Le fait d’avoir inventé une peuplade en état de survie vient d’une déduction logique. Si des individus venaient à refuser le confort d’une vie hautement technologique, ils seraient immédiatement plongés dans la pauvreté. Sans carte bancaire, sans appartement domotique, sans moyens de télécommunication, impossible de se fournir en denrées élémentaires. Il faut ainsi réinventer son quotidien, en faisant avec les moyens du bord.

Néanmoins, comme le mouvement saufsurvoyant a plus de vingt ans d’existence, il a eu le temps de s’organiser, et d’inventer des moyens pour survivre. En alliant leurs compétences, ils ont même été capables de créer des technologies qui leur permettent de repousser les attaques qu’ils subissent quotidiennement. Les Voltés vivent dans le confort dans un premier temps (durant 4/5ème du livre), mais vont ensuite s’installer sur des territoires arides, où l’oxygène se fait rare, où l’eau manque. Les saufsurvoyants ont fait leur exil bien avant, mais restent en ville. Le mouvement d’exil se fait par des voies et dans des temps différents, mais la finalité reste la précarité, et la survie. Il m’apparaît primordial de mettre en avant cet aspect de la vie en résistance ; elle n’est jamais facile, elle demande des sacrifices en terme de confort, de santé, elle crée des situations psychologiques très éreintantes, mais elle donne aussi lieu à des inventions magnifiques.

Si dans l’histoire, les saufsurvoyants parlent une langue singulière, c’est en réalité pour contre-carrer les écoutes des agents du Tecô-Déli-Kptère. Même si les saufsurvoyants ont inventé des technologies pour endiguer les écoutes, des fuites sont possibles. D’où la nécessité de développer des tactiques pour perturber le processus d’espionnage. Pour revenir à la question de l’opacité et de la transparence, avoir inventé un langage permet de flouter la lecture. Si les saufsurvoyants ont une raison de rendre opaque leurs communications, ils ne sont pas les seuls. En vérité, inventer des termes (tels que Key-Déli-Ô-Scope, Tecô-Déli-Kptère, Chimiô-Kâs-Stère…) et un langage (le saufsurvoyant) n’est pas un geste anodin : il s’agit d’un positionnement vis-à-vis des sociétés arguant la nécessité d’être transparent à tout prix.

Militance littéraire pour un monde plus opaque, un monde où le secret aurait droit d’existence, où l’éphémère ne serait pas immédiatement capturé sous forme de données binaires. Ce langage crypté n’est pas incompréhensible en soi ; il laisse une place à l’imagination à l’interprétation. A un niveau littéraire, ce principe offre la possibilité et la liberté au lecteur d’opérer un décodage (il peut lire le texte sans décryptage), et donne une ambiance au récit. Relativement amusante, la lecture du langage saufsurvoyant se trouve facilitée si pratiquée de façon orale… ou chuchotée. Des inventions littéraires de ce type ont été repérées dans un ouvrage, au fur et à mesure de la recherche.

Alain Damasio, dans son recueil de nouvelles, Aucun souvenir assez solide153, utilise un procédé connexe. Celui- ci déconstruit plutôt la syntaxe et joue avec la ponctuation. Voici un exemple déniché dans la nouvelle en question (Une stupéfiante salve d’escarbilles [15]) :

« – Barf – (messager du mu – toi incarnat) corps d’action pour mu) expérience par nous tentée) osmose à l’humain) mouvement tu dois trouver -) (foudre à deux pieds) agir sensation) seule fluidité) vitesse en toi) – vif – vite -) ne renoncer jamais) filer leste) air eau) mu)(bu.»

Dans l’histoire de cette nouvelle, ces propos sont tenus par le Barf, qui est le chantre du mu, énergie vitale et créatrice. Le changement stylistique est appuyé sur la bizarrerie du personnage, et l’accentue considérablement.

Dans Le Key-Déli-Ô-Scope, d’autres créations littéraires ont vu le jour. Certaines appellations peuvent être entr’ouvertes, et être l’occasion de jeux de mots. Le Key-Déli-Ô-Scope, qu’on rapporte au premier abord au mot « kaléidoscope », donne une indication intuitive sur l’esthétique du programme : il est multiple, protéiforme et très coloré.

Key- amène l’image de la clef, du verrou ; une clef en informatique est ce qui permet de décoder un texte crypté. Le terme de Déli- peut être compris comme délit, délire, délice. Le Ô- fait référence à tous les e- et i-, qu’on ajoute aux produits technologiques (e-mail, e-, i-Pod, i-Phone, i-Mac, …). Et le -Scope se rapporte à la pulsion scopique (fortement activée dans le cadre de pratiques d’espionnage), et plus généralement au culte de la vision qui a court dans notre société. Combinés, ces sens peuvent signifier « la clef du délit de vision » ou « la clef de la pulsion scopique délirante ». Le Tecô- Déli-Kptère reprend, quant à lui, le Déli- du Key-Déli-Ô-Scope, montrant à quel point ces deux strates entrepreneuriales sont inter-connectées. Le Tecô-, fait penser à la technologie en général, et le -Kptère à hélicoptère. En effet, l’hélicoptère sillonne les cieux, voit d’au-dessus, et peut attaquer à l’occasion. Le Tecô-Déli-Kptère peut par conséquent signifier « la technologie du délit en survol ». Le Chimiô de Chimiô-Kâs-Stère fait directement référence à l’industrie chimique. Le -Kâs peut faire penser à « casse », qui est une terminologie populaire désignant une forme de délit (un braquage). -Stère est une unité de mesure, et signifie à un niveau étymologique « solide » (stereo). -Stère rime avec magistère, ministère, mystère. Le Chimiô-Kâs-Stère peut vouloir dire « l’industrie qui fait opérer son pouvoir par des voies chimiques, violentes et illégales ».

Références

[15] Alain Damasio, Aucun souvenir assez solide, éditions la Volte, Gallimard, Folio SF, Clamart, 2012 p. 291

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