J’étais plongé dans mes pensées, quand tout à coup j’entendis un cri. Puis un autre. Crépitement de lasers… Les Nuées d’Oiseaux. Elles étaient là. Tout autour de moi. Panique. Je ne bougeais plus. Je ressentais un fourmillement sur toutes les longueurs de ma peau, comme si les oiseaux la dévoraient de leurs becs submoléculaires. Vague tourbillonnaire qui me déchiquetait de part en part. Désemparé, je ne parvenais pas à me ressaisir : il fallait que je réagisse, que je me désentrave de leur attaque furtive. Les Nuées d’Oiseaux mettaient en péril toutes mes chances d’aider les saufsurvoyants : j’allais être identifié. Soudain, je ressentis dans mon cerveau une douleur. Profonde, incisive. Etrange sensation : j’eus l’impression d’entendre mes pensées au travers du filtre opaque d’un écho. Comme si tout ce que je pensais était dupliqué, recalqué, imprimé sur une fibre synthétique immatérielle. J’entendis Ezil crier : « Oh non ! Oh non ! Ils lui ont balancé une sonde ! Dans la tête ! Dans la tête ! Une sonde ! ». Puis, d’un ton qui traduisait la même teneur-panique qui m’habitait : « Aksel ! Aksel écoute-moi. Il faut que tu maîtrises tes pensées. Tu dois ne penser à rien. Strictement à rien. Et surtout pas… à nous. Tu m’entends ? ». Une sonde ? Une sonde ? pensai-je. Qu’est-ce qu’une sonde ? Qu’est-ce qu’une sonde ? Ne pas penser, ne pas penser. Ca veut dire qu’ils entendent le flot de mes pensées… ? Ca veut dire qu’ils… J’essayais de me maîtriser. Penser peu. Strict minimum. Ecarter toute pensée en lien avec les saufsurvoyants. Je ne savais plus sur quoi focaliser mon attention. « Aksel, on va t’amener à quelque part pour te soigner, mais s’il te plaît, fais attention à tes pensées. Je t’en prie, ne pense à rien qui pourrait jouer en notre défaveur. Désormais, tu es un saufsurvoyant Aksel. Ne l’oublie pas. Tu dois te comporter comme tel ». Les lasers oscillaient, laissant apparaître un nombre incommensurable de perles translucides.
On me saisit la main. Je fermai les yeux. Me laissai guider. Je sentis la pluie battre sur ma combinaison. Les diluviennes venaient ajouter du tragique à l’affaire. « Et s’ils apprenaient que… Et s’ils apprenaient… ». « Non, non ». « Ne rien penser, ne rien penser ». Passage dans le sas. J’entendis ce langage désormais si familier, si cher à mon coeur : « Aksel yé rissouani sonda. Extraxite naou ». J’ouvris les yeux. J’avais devant moi une femme aux cheveux blancs, avec des lunettes rondes. Elle avait sur les mains des gants métalliques turquoises, truffés de câbles. Elle ôta mon casque, et plaça ses mains sur mon front. Je fermai les yeux. Soudain, le noir de mes paupières devint immaculé. Je vis un immense entonnoir rouge maintenu dans l’espace nu par trois ressorts jaunes. Il semblait comme rebondir sur la blancheur. De l’entonnoir sortit une main. Elle tenait ce qui était en réalité une pompe. La main pointa son objet vers moi. Une seconde main activa une manivelle. Blanc total. Douleur crue dans mon cerveau. La pompe rejeta son contenu dans l’entonnoir à l’aide d’un câble. Une glue noirâtre sortit de son extrémité. Elle allait s’échapper, quand elle reçut quatre coups de quatre marteaux rouges, qui la concaténa en cube noir. Le cube fut scellé par une matière fractalienne turquoise. Noir. Blanc. J’ouvris les yeux. La femme enleva son gant de mon front et me dit : « Ixifinite, Aksel, in Orthogonia yâ âse ôtate la sonda. » Elle précisa en langage clair : « La sonde a été retirée. Tu peux à nouveau penser normalement ». Eberlué. J’étais éberlué. Cette vision était-elle réelle, ou était-ce mon esprit qui divaguait ? Cet entonnoir, ces marteaux. C’était très étrange. Dans tous les cas, mes pensées n’étaient plus répliquées, désormais.
Ezil était à côté de moi, l’air grave. Elle m’interrogea immédiatement sur les pensées que j’avais eu pendant le chemin. Je la rassurai. Je n’avais pensé à rien de compromettant. « C’est mauvais, c’est très mauvais. Les agents du Tecô-Déli-Kptère ont à présent la preuve que tu travailles avec nous. Ca va compliquer notre affaire. Il nous faut agir vite. Il faut que l’on trouve Yannos ». Tandis que nous marchions à la recherche de notre homme, Ezel me parla de l’Orthogonie. « La pratique orthogonique concatène technologie et magie. En réalité, plus qu’une pratique ésotérique, l’Orthogonie fait appel aux puissances de l’imagination. La technologie agit sur nos corps, et l’imaginaire articule, dirige l’opération. La techno-magie orthogonique (ou magie turquoise), fait voir au praticien et au patient des images invraisemblables, qui leur sont propres. L’Orthogonie soigne les corps et les esprits. Elle permet d’extraire des technologies voraces, qui ne pourraient s’ôter sans son concours. C’est l’un des outils les plus novateurs que l’on ait inventé pour soigner, et contrer les attaques du Tecô-Régi-Stère. Face à un monde où la rationalité est reine, il nous fallait trouver une tactique de lutte qui provienne des forces de l’inconscient ». Je trouvais cela fascinant. Ezil continua : « Il m’est difficile de t’expliquer comment nous connectons l’esprit et la technologie. Le procédé même m’échappe. Néanmoins, tu as pu l’expérimenter : cela fonctionne à merveille. Il faut cependant se méfier. Faire un usage trop régulier de l’Orthogonie rend l’esprit épars, et l’expédie dans une folie pure, labyrinthique. C’est ce qui est arrivé à Harris. Après la disparition de Diane, il s’est plongé à corps perdu dans la magie turquoise. Il n’est plus le même depuis. D’où le fait qu’il faille impérativement en faire un usage modéré ». Au vu de la puissance de ma première expérience orthogonique, je comprenais aisément comment il était possible de se perdre en en faisant usage.