Lorsque je me réveillai, je me trouvai dans un lit, à l’intérieur d’une minuscule pièce blanche. J’allais me lever quand je remarquai que j’étais enchaîné au lit. Je criai. Je ressentais une telle rage : les saufsurvoyants m’avaient-ils trahi ? Pourquoi avoir permis ma capture ? Une femme entra dans la pièce. Elle était vêtue de blanc, les cheveux retenus par un chignon. Je demandai pourquoi je me trouvai dans cette pièce. Elle lâcha : « Décompensation psychotique. Vous avez fait une crise de paranoïa, mais nous sommes là pour vous soigner, Aksel. Bienvenue à l’hôpital de la Vue Neuve ». A l’hôpital ? J’étais dans un hôpital psychiatrique ? Mais bon sang, je n’avais rien à faire là ! La femme m’informa qu’il était l’heure de dîner. Et qu’ensuite, j’allais avoir droit à une séance thérapeutique Key-Déli-Ô-Scopique. Je pestai. Elle me détacha et me mena au réfectoire. Pensant à ce que je venais de découvrir sur l’industrie chimique, et aux nanoparticules, je refusai de me sustenter. On me fit une piqûre et on m’emmena dans la salle où se tenait la séance thérapeutique. On m’assit sur un fauteuil, mis des lentilles keyscopiennes, des daily-S et des ôSes.
Je découvris avec horreur le programme thérapeutique. Il s’agissait d’un film de trois heures, dans lequel on nous répétait des banalités sur la santé mentale, sur les bienfaits de la société extropienne, sur la chance que nous avions d’être soigné. Après quoi j’eus le droit de faire ce que je voulais sur le Key-Déli-Ô-Scope, qui était évidemment limité à quelques zones. Ensuite je dus retourner me coucher. Les jours se succédèrent. Levé. Piqûre. Repas. Séances thérapeutiques. Piqûre. Repas. Dormir. Ma conviction d’avoir appartenu aux saufsurvoyants s’effilocha progressivement. J’en vins même à penser que ce que j’avais découvert était véritablement dû à une maladie psychique. Lorsque je montrai la lettre de Harris, les médecins me dirent que je l’avais écrite moi-même, et que ce type de langage était typique des schizophrènes. Ce n’était pas mon écriture, mais cette affirmation me fit douter de moi-même. Je me sentais devant la gorge d’un abîme, qui avalait de façon rapace tous mes souvenirs, pour les recracher sous forme de sermons psychosanitaires. Je ne tardai pas à devenir aussi passif que tous les autres patients. Ces séances thérapeutiques… Ah ! Un vrai lavage de cerveau.
Après une séance en particulier, je remarquai au fond de la salle une femme aux rondeurs avérées, cheveux gris en bataille. Elle avait dans les yeux un feu que je ne retrouvais pas chez les autres patients. Cela m’intriguait. Je la saluai. Ses yeux me répondirent par un sourire. Après avoir discuté de choses et d’autres, elle me demanda ce que j’avais vécu durant ma décompensation. Soudainement très méfiant, je refusai de répondre. Elle insista. Je marmonnai que j’avais découvert des choses compromettantes, et que j’avais aidé des techno-résistants appelés les saufsurvoyants. « Les saufsurvoyants ? », s’écria-t-elle les yeux écarquillés. « Les saufsurvoyants, tu as bien entendu. Pourquoi ? ». « Quel… quel est ton nom ? ». « Askel, et toi ? ». Elle se tut. « Vas-y, quel est ton nom ? ». « Je… je m’appelle Diane ». Stupeur. Ce fut un éboulement. Les gravats de ma mémoire dégringolèrent, des loupiotes de sensations se réactivèrent. « D-I-A-N-E ? Je veux dire… « La » Diane ? Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, tu ne peux pas être Diane, elle a disparu, elle a disparu, personne ne sait où elle se trouve. Elle est morte ». « Je suis Diane ». Je jetai un coup d’oeil à son visage. Elle semblait si vieille, si effritée. Jamais je ne l’aurai imaginé ainsi. Diane semblait aussi étonnée que moi.
– En effet, je n’en revenais pas. Merci pour les compliments. Alors comme ça, je suis vieille et effritée ?
– Non mais franchement, heureusement que je t’ai rencontré à l’hôpital. J’aurais passé à la trappe tout ce que j’ai découvert. Je me serai vautré dans la mollesse et la passivité, tirant un trait sur mon passé saufsurvoyant.
– Tu sais, cela a été pour moi une grande joie de rencontrer un saufsurvoyant à la Vue Neuve. Tant d’années de solitude, à me demander ce qu’il était advenu du mouvement, s’il était décimé ou sa flamme avait été relayée. A part ça, nous devons nous dépêcher. Notre fugue n’a pas dû passer inaperçue. Le service hospitalier ne va pas tarder à nous retrouver. Cette cabane n’est pas loin de la Vue Neuve, et ils ont des drones à tête chercheuse qui traquent les patients qui se sont évadés. Il y a quelque chose que tu souhaiterais me demander, avant que l’on fasse mine de retourner à la morne réalité de l’hôpital ?
– Diane… Dis-moi. Le Tecô-Régi-Stère… Penses-tu qu’il peut être renversé, ou du moins endigué ? Si oui, comment procéderais-tu pour y parvenir ?
– Hé bien… A titre personnel, je n’ai plus les moyens d’agir, compte tenu que je suis enfermée dans cet hôpital. Mais si j’étais dehors, j’agirais comme je l’ai fait à l’époque : j’essayerais de lancer une révolution de palais. C’est-à-dire que si les agents de surveillance, les agents koptères et les Key-Secure-Ô-Log venaient à se révolter, le Tecô-Déli-Kptère s’effondrerait de lui-même. Or, si le Tecô-Déli-Kptère venait à être anéanti ou ne serait qu’ébranlé de l’intérieur, le Key-Déli-Ô-Scope ne pourrait plus contrôler les populations. Le Chimiô-Kâs-Stère perdrait son arme principale ; le Tecô-Déli-Kptère lui sert à conserver le secret relatif à ses pratiques assassines. C’est un effet domino, tu vois ? Une révolution de palais dans le domaine sécuritaire serait à mon sens tout aussi efficace, voire plus efficace, que la réaction citoyenne massive. Le mouvement saufsurvoyant est par ailleurs la preuve qu’un tel soulèvement est possible, et qu’il peut porter ses fruits.
– C’est un positionnement dangereux, car il n’est pas certain que les agents de surveillance osent se soulever ; ils évoluent dans un milieu très dur, dans lequel la pression et la répression sont quotidiennes. Qui plus est, au vu des conditions matérielles dans lesquelles ils se trouvent, je doute qu’ils veuillent, au nom d’une cause, s’en séparer. Mais au fond, je suis d’accord avec toi : ce serait très efficace. Et salutaire pour ces agents, autant que pour la population. J’ai une autre question. Crois-tu vraiment que les saufsurvoyants m’aient trahi ? Je veux dire, ils ont disparu, et…
– Non, je ne le pense pas. Tu sais, ils ont développé des technologies qui captent les mouvements autour de leurs bâtiments. S’ils ont disparu, c’est pour sauver le mouvement. Ce n’était rien contre toi personnellement.
– Mais, et moi ? Pourquoi ne m’ont-ils pas fait disparaître ?
– Je ne sais pas. Ils ont dû faire une erreur, sous le coup de la panique. Ou alors avaient-ils un plan… Mais. Aksel ? Pourquoi te grattes-tu ainsi le bras ? Tu n’as pas arrêté de le faire pendant tout notre entretien.
– Je ne sais pas trop. J’ai une croûte qui ne cesse de réapparaître sur mon poignet droite. Et ça me gratte vraiment beaucoup. C’est devenu une manie.
– Montre-voir…
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Oh bon sang de malafrasques ! Tu as une puce dans le bras. J’en suis quasi certaine. Attends, je vais chercher de quoi l’extraire.
– Une puce ? Mais…
– Voilà. J’ai trouvé une petite pique de ferraille. Ce ne sera pas très hygiénique, mais il faudra nous contenter de cela. Nous devons vérifier ton bras, avant l’arrivée des infirmiers.
– Aïe !
– Oh ! Incroyable…
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Tu n’imagines pas ce que je viens de voir… C’est… c’est une puce orthogonique ! Regarde: elle est turquoise, et il y a des fractales sur sa surface.
– Les saufsurvoyants m’ont… pucé ?
– Tu te rappelles la fois où ils t’ont assommé, avant que tu ne deviennes saufsurvoyant…
– Mais pourquoi ont-ils fait ça ?
– Aucune idée mais… Attends voir… Oh bordel, j’espère que c’est ça !
– Quoi ? QUOI ?