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Le surréalisme

L’exemple d’Artaud est traduit certes ces tensions, mais il suffit de parcourir le procès-verbal dans son entier pour constater qu’Artaud ne sera pas le seul à subir les foudres de ses pairs. Les autres membres (non-adhérants au P.C.) se feront démembrer les uns après les autres. Observons attentivement l’examen de conscience d’Artaud, qui mènera à son exclusion, le jour-même :

ARTAUD : « Je me refuse à considérer quoi que ce soit sur un plan économique et social, vu que sur ce plan je n’ai aucune lucidité, et on ne peut pas me forcer à penser ce qui ne peut pas entrer dans ma pensée. Tual a parlé aussi du maintien d’un certain niveau révolutionnaire. Cela me paraît en question, je ne vois aucune clarté apparue là-dessus depuis deux ans. Je dois dire aussi bien qu’il m’en coûte. Je me refuse pour l’instant, sans doute parce que j’en suis incapable, à considérer des questions qui sont le fond de mon débat intérieur autrement qu’en moi-même. Je l’ai manifesté d’ailleurs par l’isolement dans lequel je vis. Au début de nos rapports, il existait une certaine entente qui, depuis, à mon estime, s’est brisée lorsqu’il s’est agit de collusion révolutionnaire entre Clarté et La Révolution surréaliste. Les raisons m’en paraissent trop longues à développer ».
(…)
ELUARD : « Artaud parle d’exercer la pensée pour lui-même ; c’est là une attitude contre-révolutionnaire parce que la pensée est à tout le monde. »
ARTAUD : « Je le nie. »
BRETON : « Les divers scrupules dont Artaud nous fait part ne l’empêchent pas de collaborer à diverses revues et même de projeter la fondation d’un théâtre Alfred Jarry, en compagnie de Vitrac et d’Aron, gens que nous considérons comme des fripouilles. Il est responsable également de la tentative de rapprochement entre la Révolution surréaliste et La Nouvelle Revue française. Il m’a écrit une lettre où il déclare qu’« il vomit le communisme » ; on lui demande de justifier ces actes-là. »
ARTAUD : « Je ne me reconnais justiciable que de moi-même. J’ai consenti à m’expliquer devant vous, mais je ne me considère pas comme lié en quoi que ce soit. »
BRETON : « Etes-vous capable de faire le procès de tout le monde ici en bloc ? »
ARTAUD : « Je me désintéresse de cette question. »
ARAGON : « La discussion est impossible ; s’il se désintéresse de la question qui nous unit. Sa place n’est donc plus ici ce soir. »
ARTAUD : « Je suis venu sur votre invitation. »
BRETON : « J’ai écrit une lettre personnelle à Artaud pour le prier de venir ce soir. Personne, et j’y insiste, n’a songé à lui tendre un piège. »
NAVILLE : « En dehors de la collaboration d’Artaud à différentes revues, je demande à Breton l’explication de sa collaboration à La Révolution surréaliste. »
BRETON : « En effet, en tenant compte de ces dispositions d’esprit, étant donné la profession de foi qui vient d’être faite, je pense qu’il n’y a plus de raison de la continuer. »
ARTAUD : « La question de ces collaborations ne s’est jamais posée. J’ai fait comme beaucoup d’autres ont fait. Toute cette activité (théâtre, et autre) est absolument imbécile, mais nous en sommes presque tous là. »
UNIK : « Si Artaud a dit ce que pensent les autres ne l’intéresse pas, passons à un autre. »
(…)
ARTAUD : « Je dis qu’étant donné le néant de l’activité révolutionnaire, je me suis livré à une action imbécile pour occuper ma pensée de néant. »
BRETON : « Si vous jugez ces occupations dérisoires, pourquoi les continuez-vous ?
ARTAUD : « Le théâtre Alfred Jarry et le reste, c’est en attendant mieux. Qui n’en fait pas autant ? J’ai beaucoup à dire sur le procès révolutionnaire de chacun de vous. Je vous l’écrirai. »
BRETON : «  Non. Pourquoi ? »
PERET : « Vous n’avez pas à écrire, vous pouvez parler. »
BERNIER : « Une question générale à poser à Artaud : est-ce qu’il se fout de la Révolution ? »
ARTAUD : « Non… Evidemment… Mais si je suis obligé d’entendre par révolution… une révolution comme vous l’entendez, oui, je m’en fous. »
FOURRIER : « C’est « Révolution communiste » qu’il faut dire. »
DESNOS : « …conforme à la définition qu’on a rappelée tout à l’heure. »
BRETON : « Etes-vous capable de l’accepter et de considérer les raisons qui nous forcent à l’accepter ?
ARTAUD : « Cette définition n’est pas la mienne. Je ne l’accepte pas. »
(…)
FOURRIER : « Je constate qu’Artaud a déclaré qu’il se refusait à considérer la Révolution sur un plan politique et économique, se séparant par conséquent des communistes marxistes. Je serais content d’entendre sa définition de la révolution. »
(…)
ARTAUD : « Je ne puis rien dire. Je ne vais pas improviser une définition de la Révolution. La Révolution ? je la fais pour moi, c’est mon affaire. »
BRETON : « Vous êtes contre-révolutionnaire. »
ARTAUD : « … en fonction de vous, et vous de même en fonction de moi. »
BRETON : « Je m’en fous. »
ARTAUD : « Et moi je m’en fous sextuplement. »
PERET : « Je demande qu’on mette aux voix l’exclusion d’Artaud. »
BRETON : « Oui, mais j’entends que les exclusions qui seront prononcées ce soir soient vraiment effectives, c’est-à-dire que, sous aucun prétexte, personne de nous ne serre plus la main au personnage exclu. »
(…)
ARAGON : « On vous a demandé de venir pour savoir ce que vous pensiez. On le sait maintenant clairement. Ceci est-il compatible avec la poursuite de la discussion ? Vous n’êtes plus dans cette pièce depuis longtemps. »
(…) Artaud sort, exclu du mouvement surréaliste. [102]

On constate que cet « examen de conscience » tire plutôt vers le jugement inflexible. Compte tenu du peu de procès-verbaux d’époque restitués à ce jour, il est cependant considérablement difficile d’évaluer si ce type de rapports était constant entre les surréalistes, ou si ces discussions venimeuses ne sont que le propre d’une époque bouleversée. Néanmoins, il reste connu que les surréalistes étaient tenus entre eux par de puissants rapports de force. La prépondérance d’André Breton, son statut indirect de chef, inhérent à son ton imposant, à sa dynamique, à sa rigueur morale ainsi qu’à ses tendances inquisitoriales, aura pour conséquence de générer au sein même de la micropolitique surréaliste une tendance hiérarchique, qui contrastera, si non proprement avec la politique bolchevique, avec leurs tendances libertaires. [103] Il est à noter par ailleurs que l’examen de conscience de Breton [104] sera franchement plus léger et permissif que ceux des autres membres, comme Aragon, Soupault, ou Artaud.

Evidemment, il ne s’agit pas de faire le procès de Breton, mais plutôt d’évaluer sa position dans la structure micropolitique des surréalistes. Il est intéressant – et parfois quelque peu attristant – de voir en filigrane se dessiner, au sein des réunions surréalistes, tant de rapports de force et tant d’asymétries entre les membres du mouvement. Il suffit d’observer quelque peu leurs discussions pour voir que les surréalistes font preuve d’une effroyable partialité ; on a pu voir que les membres affichant en toute lumière leur volonté d’adhérer au P.C. seront valorisés, voire privilégiés. Benjamin Péret ne subira en effet aucun examen de conscience, pour le fait simple que celui-ci est déjà membre du Parti communiste. [105] Qu’il s’agisse de la prééminence d’un ou de plusieurs membres (Eluard, Unik ou Péret par exemple), de permissivité et de partialité envers les membres concordant de plein pied avec la ligne idéologique dominante, ou du sort (catastrophique sur un plan humain) du membre exclu (on ne sert la main ni ne parle à un excommunié ; c’est un fantôme, un homme mort [106]), ces traits de gestion interne dénotent non seulement d’une sévérité, d’un manque crucial de régulation interne et d’équité. L’éthique revendiquée par André Breton semble n’être par conséquent valable qu’à l’extérieur du groupe surréaliste. Ceux-ci, les yeux rivés sur un modèle externe, auraient pu certes appliquer leurs idéaux sociaux à leur propre groupe. Mais il reste néanmoins primordial de relever que de tels mécanismes de régulation sont dans l’effectif extrêmement difficiles à mettre en place. Il serait donc inadéquat de réprimander, près d’un siècle plus tard, un groupuscule qui ne serait en soi pas parvenu à mettre en place de pareils procédés. Le sujet est loin d’être tarit et les stratégies de régulation restent encore de nos jours à développer.

Références

[102] Présenté et annoté par BONNET Marguerite, Adhérer au Parti communiste ? Septembre – décembre 1926, op.cit. p.21-25

[103] Les libertaires s’érigent contre toute forme de hiérarchie, et tendent à développer des tactiques (effectives ou non) pour réguler les pouvoirs.

[104] Ibid. p. 32-34

[105] Ibid. p.50

[106] Voir l’expulsion d’Antonin Artaud, plus haut.

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