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Le surréalisme

FIXATION DU GESTE SURREALISTE

On a pu voir que la subversivité propre aux surréalistes provenait en fait des enjeux sous-jacents à leurs œuvres. Mais observons un instant cette teneur subversive à l’épreuve du temps. Le projet surréaliste pourra-t-il garder sa radicalité lorsque celui-ci se verra confronter aux tribulations de l’institution et du marché ? Malheureusement, un « non » semble s’imposer. Les surréalistes ont bel et bien subit le joug d’une institutionnalisation. Si très connu aux yeux du public de masse [120] et récupéré par la sphère artistique [121], le surréalisme a par contre beaucoup moins inspiré le monde du marketing que ses corolaires avant-gardistes. [122] Cependant d’autres ne seront pas aussi optimistes :

« Si le Surréalisme en tant qu’école a fini de jouer un rôle sur le plan théorique et si aujourd’hui il n’apporte aucune réponse indispensable aux questions qui se posent, il faut dire que sur le plan esthétique son influence est toujours très grande. Mais cette influence va à l’encontre de ses intentions initiales. On la trouve jusque dans le décor de la vie, les affiches ou la mode. Elle est la preuve que le Surréalisme ne pourrait pas s’adapter aux conditions actuelles pour retrouver le virus puissant que nous lui avons connu autrefois, car le goût du public, en s’emparant de ses séductions extérieures, qu’il a rendues formelles et conformistes, ne lui permettrait pas de redevenir le facteur de scandale grâce auquel il a eu la force de s’opposer violemment à ce goût. »[123]

Louis Janover et Tristan Tzara avant lui, feront le même constat ; le mouvement surréaliste est devenue une école comme les autres :

« Il (le surréalisme) fait désormais partie du patrimoine culturel et figure en bonne place dans tous les manuels, réduit à la dimension d’une école littéraire à peine moins respectable que les autres : ses audaces et ses découvertes n’ont-elles pas eu pour résultat final de vulgariser des règles et des préceptes pour la création artistique, donnant ainsi naissance, dans tous les domaines de la vie culturelle, à un académisme aux effets non moins dévastateurs que les précédents ? » [124]

« Vu du dernier quart du XXe siècle, le surréalisme ne peut plus être considéré comme « avant-garde », car il en a perdu deux des composantes essentielles : il n’est plus expérimental, et il n’est plus inacceptable du point du vue du grand public. Le voici figé dans des techniques appliquées machinalement, accueilli et même choyé par les musées et les collectionneurs d’œuvres rares (…). »[125]

Pour Rainer Rochlitz, si les avant-gardes ont échoué – comme le pense Peter Bürger – dans leur lutte contre l’institution Art, c’est que les œuvres sont passées d’un statut d’œuvres subversives (propres aux « suicidés de la société ») à celui d’œuvres autonomes (propres aux « subventionnés de la société »). [126] En effet, les œuvres initialement hors de la sphère esthétique classicisante se voient rapatriées dans la sphère autonome du monde de l’art. Cela a pour effet d’esthétiser ce qui avait en premier lieu une forte teneur éthique, un désir de transformer les champs perceptifs et sociétaux :

« En principe, rien n’empêche l’utopie d’exister dans un cadre muséographique, à condition qu’il soit soutenu par une société qui lui fasse elle-même une place. Si le musée semble être un obstacle à l’utopie, c’est parce qu’il porte atteinte à l’opposition viscérale entre l’art et une Institution définie comme duplice, motivée par des intérêts autres qu’esthétiques, telle que la concevaient les avant-gardes. Ce qui risque de disparaître en même temps que le conflit ouvert entre l’artiste et l’Institution, c’est l’éthique de l’artiste d’avant-garde et sa valeur de phare pour les intellectuels, précisément en tant que « suicidé » ; ce qui semble s’éclipser, c’est le rêve d’un monde radicalement autre, rêve qui ne mériterait de s’évanouir que dans la mesure ou la société l’aura réalisé. » [127]

Nous avons déjà vu que les surréalistes, déjà avant leurs morts, auront pu observer en Amérique que l’on ne considérait leurs œuvres uniquement un angle esthétique, abandonnant tout le propre du projet éthique sous-jacent [128]. Leur leitmotiv qui consistait à vouloir transformer la société s’en trouve également neutralisé ; le projet devient inconsistant non seulement sur un plan politique, mais aussi sur un plan artistique.

Tristan Tzara accuse les surréalistes de ne savoir s’adapter à leurs contextes historiques. Il ira jusqu’à dire qu’  « il faut voir dans cet affaiblissement du Surréalisme sur le plan idéologique, la confirmation du fait que la dégénérescence de ses idées révolutionnaires est implicitement comprise dans la perte graduelle de sa véhémence et dans son incapacité de s’adapter aux conditions historiques de l’actualité pour y exercer une action valable. » [129] Seulement, ce phénomène ne saurait ne s’appliquer qu’au surréalisme :

« Cependant, une posture, fusse-t-elle d’ordre révolutionnaire, tend à se pétrifier sous le joug de l’histoire, cette même histoire qui « a dépassé le Surréalisme, car le monde ne saurait se fixer sur des positions immuables. » [130]

Si l’histoire a bien son rôle à jouer, le marché de l’art et l’institution artistique ne sont pas sans avoir d’influence sur ce phénomène. Il est néanmoins difficile de voir lequel des deux aura plus de poids dans la cristallisation des gestes subversifs des surréalistes ; ils restent néanmoins ensemble des conditions simultanées d’institutionnalisation.

Le dadaïste Tristan Tzara pense les surréalistes dans l’incapacité de devenir effectivement des révolutionnaires et les condamne pour répétition, pour complaisance vis-à-vis de la « curiosité malsaine du public ». Cela péjore pour lui la capacité surréaliste d’inventer de nouveaux moyens d’expression. [131] Lorsque l’on sait que des surréalistes comme Breton se sont opposés en théorie à toute logique de marché [132], comment comprendre l’expansion posthume des surréalistes sur le marché de l’art moderne ? Rochlitz mise sur l’intégration par le contexte institutionnel et marchand, de la dynamique de rupture propre aux avant-gardes :

« C’est un fait que l’hétéronomie du marché et des mécénats risque à tout instant d’annuler les conquêtes de l’autonomie esthétique. Ce danger s’accroît à partir du moment où la dynamique de la rupture (avec les innovations admises et avec un public qui les attend) est intégrée à la politique culturelle aussi bien des marchés que des institutions publiques. La rupture n’est plus due à l’initiative des seuls artistes, mais en quelque sorte gérée par les mécènes qui peuvent l’anticiper et la solliciter pour obtenir soit des avantages sur le marché de l’art, soit le prestige politique de l’audace et de l’ouverture d’esprit. »[133]

Si le point de vue de Rochlitz concernant le mécénat est entièrement valable et reste une piste à explorer, comment comprendre ce glissement, qui opère de manière à neutraliser la teneur subversive d’une œuvre ? Comment des œuvres aux enjeux si déflagrants peuvent-elles se trouver si terriblement atténuées moins d’un siècle plus tard ? La question reste ouverte. Mais tentons d’y voir plus clair.

Les mécènes ont effectivement quelque rôle à jouer dans ce phénomène. Admettons qu’un artiste se propose de représenter l’instance de domination de son époque sous les traits caractéristiques de l’ironie. L’homme qui va l’acquérir à grands frais sur le marché secondaire, quelques années plus tard, ne va pas y voir une œuvre qui l’attaque, bien trop habitué aux provocations. Non, le collectionneur va y lire en miroir le reflet de ses propres conditions d’existence, et va transformer avec un humour grinçant la subversivité du geste du créateur. Cette nouvelle interprétation va contrebalancer la tendance critique de l’œuvre en une espèce de portrait cinglant et glorifiant de l’instance de domination effective.

Dans un même ordre d’idées, le musée qui va accueillir les œuvres d’un artiste subversif va, par effort de médiation, expliquer au visiteur – bourgeois par exemple – la position corrosive de l’artiste vis-à-vis de la classe sociale du regardeur. Cette explicitation va court-circuiter la teneur subversive de l’œuvre, elle va annuler son effet « choc » ; elle va poser en canon ce qui tentait désespérément d’y échapper. Une fois l’intention de résistance et l’importance de l’œuvre dans l’histoire de l’art éclaircies, le visiteur bourgeois va cesser de se sentir attaqué par l’œuvre et risque de développer une adhérence si non nécessairement intellectuelle, au moins esthétique, souvent fondée sur un sentiment « hype » inhérent à cette canonisation institutionnelle.

Il est à noter que cette atteinte provoquée par les attentes du marché et le contexte muséal sur les avant-gardes historiques a de terribles conséquences sur l’art contemporain. Suite aux avant-gardes et à leur prétendu échec, on observe un désenchantement quant aux possibilités d’agir sur la conscience politique. [134] Le marché de l’art et l’institution artistique ont transformé en valeurs esthétiques les attitudes subversives des surréalistes et autres avant-gardes (qu’elles fussent relatives à une dématérialisation ou à une non-commercialisation). [135]

« La société a fait la paix avec l’art contemporain, lui a ouvert ses temples et ses budgets d’investissement de prestige. La subversion, d’où l’art moderne tirait sa légitimité, risque à chaque moment d’être neutralisée par l’accueil qui lui est fait ». [136]

La problématique de l’institutionnalisation posée, des questions restent : Est-il foncièrement possible d’éviter que ce phénomène de cristallisation ne se présente ? Le processus créateur ne peut-il demeurer subversif qu’un temps ? Tout effort de subversion aboutit-il nécessairement à une canonisation ? Si non, quels stratagèmes mettre en place pour court-circuiter ce phénomène ?

Faut-il vraiment se battre contre un phénomène aussi inéluctable ?

Références

[120] Jean Clair, ancien directeur du Musée Picasso, témoigne indirectement de cette institutionnalisation lorsqu’il dit que le surréalisme est le « seul mouvement d’avant-garde à avoir acquis un succès populaire et durable. » dans ASHOLT Wolfgang, « La vente Breton, ou le fantôme du surréalisme » dans Surréalisme et politique, politique du surréalisme, op.cit. p. 250

[121] Penser à la trans-avant-garde italienne, avec Enzo Cucchi, qui reprend les codes surréalistes en les vidant de leurs contenus éthiques et politiques.

[122] Ibid. p. 250

[123] TZARA Tristan, Le Surréalisme et l’Après-Guerre, op.cit. p. 32

[124] JANOVER Louis, Surréalisme, art et politique, op.cit. p. 21

[125] WEISGERBER Jean, Les avant-gardes littéraires au XXe siècle, vol. II, op.cit. p. 409

[126] ROCHLITZ Rainer, Subversion et subvention, art contemporain et argumentation esthétique, 1994, éditions nrf essais Gallimard, p. 182

[127] Ibid. p. 183

[128] Voir « Corps d’intentions ».

[129] Ibid. p. 80-81

[130] TZARA Tristan, Le Surréalisme et l’Après-Guerre, op.cit. p. 28

[131] Ibid. p. 33

[132] JANOVER Louis, Surréalisme, art et politique, op.cit. p. 38-41

[133] ROCHLITZ Rainer, Subversion et Subvention, op.cit. p. 40-41

[134] TZARA Tristan, Le Surréalisme et l’Après-Guerre, op.cit p. 144

[135] Ibid. p. 144

[136] Ibid. p. 144

 

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