Voilà. Je sors du nuage aux reflets bleu métallisé et dirige mon regard vers le dernier complexe de vapeur de ce triptyque brumeux, au pouvoir réparateur. Cette fois-ci, je me racole à une nuée poussiéreuse aux accents lunaires. Mais c’est comme si cet essaim miroitant était issu de la face cachée de la lune. Je m’interroge. Pourquoi ai-je cette impression fugace, que l’argent de ce nuage me confronte à mon rapport à l’argent réel, et plus intimement à ma volonté compulsive de gagner sans cesse en pouvoir sur autrui ? Non, non, cet aspect-là, je ne veux pas, je ne veux pas le voir… Je ferme les yeux. Mais ma curiosité m’attise au point de retrousser mes paupières. Le nuage se condense et pénètre dans mes narines.
Pourquoi suis-je en réalité si goulu ? Pourquoi ne parviens-je jamais à étancher ma soif ? Je me sens à présent comme un trou qui engloutit une avalanche perpétuelle de forces vitales. Je ne capte pas vraiment ce que ceci signifie, mais je fais l’effort mental de plonger encore plus intensément dans le trou que je suis. Processus non-représentable pour l’esprit, comme une boucle de distorsion spatio-temporelle qui me ramène à mon passé enchapeauté d’un tissu d’opacité trouble, et qui en même temps me projette et m’étire vers un avenir nébuleux. Le flou total. Et pourtant, j’arrive à faire poindre des zones de netteté.
En réalité, je constate que l’être condensé dans le trou béant de ma personne est absolument minuscule.
Mon appétit pour le pouvoir est en somme un immense exo-squelette, qui me donne les allures d’un robot gigantesque, imperturbable et surtout puissant face aux autres. Celui qui touche vraiment les manettes est un tout petit homme. Je me demande à présent pourquoi je n’essaie pas de grandir, au lieu de construire une forteresse imprenable autour de moi, pour me protéger, sans pour autant avoir identifié l’ennemi.
L’idée fuse. Je m’applique à pousser mentalement vers le haut. Puis le bas. Puis dans toutes les directions. Les tiges métalliques de mon exo-squelette éclatent et se désentremêlent avec fracas. Je me sens subitement très fragile. Chute de tension.
Un cri. Un déchirement.
Oh ! Je viens de naître. Mon premier souffle, qui me brûle les poumons. Le premier éclat du jour qui n’est autre qu’un néon froid et cru. La vie. La vie jaillit. En moi. En parallèle, elle circule dans tout ce qui m’entoure. Je suis renversé. Le vertige. Je viens de revivre ma naissance. Je me touche encore de l’oreille mon premier cri au monde. Je suis tout petit, mais je sais que je vais grandir. Grandir encore…
Je ne réitérerai pas l’erreur de me transformer en machine impériale, ravageuse, dénuée d’émotion. Je continue à exercer une force d’expansion sur mon être. De bébé, je deviens enfant, adolescent, jeune adulte, adulte, homme mature ; je vois défiler ma vie. Vais-je mourir ? Est-ce cela, s’abandonner à la vie pour se jeter dans une mort sonnante, qui m’arracherait à cette splendide révélation, en phase d’intégration ?
Non, non. Je veux vivre. Vivre encore.
Expansion. Expansion continue.
Je sens mes membres passer de cure-dent à tronc d’arbre, puis à pont suspendu, pour rejoindre les grandeurs macroscopiques d’un espace sans finitude.
Je suis plus grand que la Terre, et pourtant je n’ai plus aucun pouvoir sur autrui. Pas même sur une guêpe ou une orchidée.