GALERIE DE LA CATHÉDRALE, FRIBOURG
Afaf Benali, Moudon Magazine.
Nathalie Duc dévoile Kunsthaus Stories à Fribourg : une enquête artistique qui grippe les rouages du marché de l’art
Jusqu’au 28 juin, la Galerie de la Cathédrale accueille Kunsthaus Stories, une installation percutante de l’artiste fribourgeoise et habitante de Moudon, Nathalie Duc. Cette oeuvre conceptuelle, fruit d’une enquête sur la collection Bührle du Kunsthaus de Zurich, démonte les mécanismes opaques du marché de l’art. À la croisée de la critique politique, de l’interactivité et de la poésie, Kunsthaus Stories propose une expérience collective, où le public devient acteur d’un système à réinventer…
Le samedi 7 juin, Nathalie Duc a présenté à une nouvelle étape de son projet Secret deSucre, sous le titre Kunsthaus Stories. À cette occasion, elle a donné une conférence revenant sur une enquête artistique engagée, menée depuis 2023 autour de la collection Bührle à la Kunsthaus de Zürich. Loin d’une simple exposition, Secret de Sucre est un projet conceptuel et participatif qui questionne la valeur symbolique de l’art. Le public est invité à intervenir en déposant des sucres ou des sels devant les oeuvres, modifiant ainsi leur « prix » fictif de manière poétique et critique. Dans Kunsthaus Stories, Nathalie Duc s’appuie sur la figure d’Emil Bührle, industriel et collectionneur d’art au passé controversé, pour engager une réflexion critique sur les dérives actuelles du marché de l’art, telles que le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale ou encore l’héritage colonial. Son travail fait écho à l’exposition Kunst, Kontext, Krieg und Konflikt au Kunsthaus Zürich, où le musée a mis en place une installation participative invitant le public à écrire des commentaires sur des disques bleus à coller sur un mur. Nathalie Duc a trouvé ce dispositif « pertinent et courageux » et s’en est inspirée comme point de départ pour développer son projet artistique.
Nathalie Duc est une artiste conceptuelle,contextuelle et critique d’art suisse. Après une brève incursion dans la conception multimédia à l’eikon à Fribourg, elle se tourne pleinement vers l’art et obtient un bachelor à l’EDHEA en 2013, où elle développe les plateformes d’intervention Secret de Sucre et Chlorure deSodium, récompensées par le Prix de la Ville de Sierre. Son parcours se poursuit à la HEAD – Genève, dans le cadre du master Critical Curatorial Cybermedia, pour lequel elle reçoit le Prix Neuman de la Ville de Genève. Son travail y prend une forme scripturale, sonore et performative, mêlant analyse critique, dystopie fictionnelle, dispositifs sonores et actions scéniques. Depuis 2009, Nathalie Duc mène des interventions Secret de Sucre dans des musées et galeries : un commentaire artistique non-intrusif, transmis oralement et sans documentation, pour interroger oeuvres et expositions. En 2023, ce projet prend une nouvelle dimension avec Kunsthaus Stories, une enquête artistique axée sur la collection Emil Bührle du Kunsthaus Zürich, soulevant des questions liées à la valeur de l’art, la fiscalité et le blanchiment. Polymédiale, Nathalie Duc crée des systèmes conceptuels qu’elle traduit par le dessin, la peinture sur soie, les polymères ou l’écriture. Son travail explore les enjeux socio-économiques, technologiques et politiques contemporains, allant du transhumanisme à la surveillance systémique. Parallèlement à sa pratique artistique, elle a oeuvré comme galeriste, médiatrice culturelle, tutrice artistique et enseigne aujourd’hui l’histoire de l’art à IPAC DESIGN Genève.
«J’accorde beaucoup d’importance à la réflexion sur la valeur de l’oeuvre en réponse à un système marchand autour de l’objet d’art qui me déplaît. C’est pourquoi j’ai instauré un micro-système économique autour de mes propres œuvres d’art sur mon site internet et dans les expositions.»
Le sucre est au coeur du projet. Il incarne l’attrait, la valeur, le pouvoir, le désir, et sert à augmenter symboliquement la valeur d’une oeuvre. Le public peut, par exemple, déposer un sucre devant une oeuvre, lui conférant une valeur fictive de CHF0.80 ou CHF 1.80. À l’inverse, le sel, et notamment des objets comme le « Sel de Haine », permet de faire chuter la valeur d’une oeuvre. Ce jeu symbolique est également prolongé sur le site internet de l’artiste, où chaque sucre ou sel virtuel influe sur la cote des pièces exposées.
Le prix final de tous les sucres ajoutés dans la boîte est un prix de soutien, qui paie symboliquement la recherche conceptuelle. Depuis fin juillet 2023, le travail de Nathalie Duc a pris une orientation plus analytique et politique.
À la Galerie de la Cathédrale de Fribourg, elle présente une démarche d’enquête artistique mêlant recherches documentées, récits subjectifs et formes plastiques. Son investigation s’appuie sur un important corpus d’archives : rapports d’experts, procès-verbaux, témoignages d’héritiers et études muséographiques. De cette matière, l’artiste a composé une série de collages et d’objets d’intervention textuelles qui forment autant de constellations visuelles de mémoire critique. Pour Kunsthaus Stories, elle s’est entretenue notamment avec des membres de la Taskforce Bührle, des avocats spécialisés, des chercheur-ses de l’Université de Zürich, Genève et Lausanne, sociologues, politologues, historiens, Ces échanges lui ont permis de cerner les enjeux complexes entourant la légitimité de certaines acquisitions de la collection et les tensions entre discours institutionnels et mémoire des victimes.L’oeuvre centrale de l’exposition réunit 440 phrases gravées sur 440 roues dentées, en référence au passé industriel de Bührle et à ses usines d’armement. Ces fragments, tirés d’entretiens, d’archives ou de réflexions personnelles, tracent une cartographie narrative de son enquête, à la croisée de la reconstitution historique et de la fiction documentaire.
L’oeuvre monumentale exposée à Fribourg jusqu’au 28 juin se compose de 440 roues dentées en bois, peintes en rose ou en noir. Chacune porte une phrase en anglais commentant la Collection Bührle et les recherches de l’artiste. Les engrenages,volontairement défectueux, symbolisent les dysfonctionnements du marché de l’art. Chaque roue, marquée de huit dents, chiffre-signature deNathalie Duc, sera ensuite intégrée à une installation interactive au Kunsthaus Zürich durant une journée. La date de cette exposition est en discussion.
L’ART VAUT-IL SON POIDS EN SUCRE ?
Nathalie Duc mène une réflexion approfondie sur les systèmes de pouvoir, les mécanismes économiques et les implications sociales de la création artistique. Son site internet asignar.art témoigne de cette approche transversale : il donne accès à ses créations tout en introduisant un micro-système économique pensé comme une alternative critique au marché de l’art traditionnel.
Dans cette galerie fribourgeoise, ce sont désormais des morceaux de sucre qui fixent les cours symboliques, et des roues imparfaites qui enseignent nos dysfonctionnements. L’artiste, en alchimiste malicieuse, transforme la critique en expérience partagée – où chaque visiteur peut, d’un sucre ou d’un clou, écrire sa propre version de l’histoire.
Reste une question, plus douce-amère que le sucre de canne déposé par l’inconnu : et si ce petit système
parallèle, à la fois jeu d’enfant et manifeste politique, était finalement la plus juste évaluation de ce que l’art
devrait valoir ?
À méditer… avant de filer jeter son sucre dans la boîte.
La valeur finale de l’oeuvre sera réévaluée le 28 juin lors du finissage, lorsque tous les sucres présents dans la Boîte seront comptés.
Avec Kunsthaus Stories, Nathalie Duc ne se contente pas d’exposer, elle active. Entre roues dentées détraquées et kilos de sucre anonymes, son oeuvre devient une machine à penser, ludique et mordante, qui grippe les rouages trop huilés du monde de l’art.
Lors du vernissage, un mystérieux activiste a jeté 8 kilos de sucre dans la boîte, faisant instantanément grimper la valeur totale de
64 CHF. Preuve que l’oeuvre vit et se transforme au gré des interactions…
Les roues dentées sont au prix de 180.- pièce et leurs valeurs fluctuent au gré des visiteurs. L’artiste offre la
possibilité de créer soi-même sa propre roue dentée avec sa propre réflexion. Ces objets d’intervention complètent la dimension de l’oeuvre.
QUI CONTRÔLE LA VALEUR DE L’ART ?
CE N’EST NI LE MARCHÉ, NI LES MUSÉES…