Le vieil homme place ses objets dans le Sac-Sans-Fond, à l’exception de sa Coiffe et de son bâton. Avec ce dernier, il tourne à rebours autour du cercle le plus grand, en soufflant de toutes ces forces.. La spirale se retourne en elle-même et disparaît, de même que tous les cercles, qui s’amenuisent jusqu’à redevenir étendue de sel, sans moindre trace. Quiconque viendrait sur place ne trouverait aucune trace du rite mutationnel qu’a opéré l’homme sombre, ainsi transformé.
Après avoir traversé plusieurs landes, aux couleurs et aux formes plus étranges qu’exotiques, l’homme déguisé en vieillard arrive sur les rebords d’une étendue lacustre, qui n’est pas la mer, même si elle en a l’horizon. Le Chapeau, une fois devant l’eau, s’exprime en ces termes :
– Vieillard, ce qui touche l’eau flotte, à condition que tu l’imagines avec suffisamment de force. N’oublie guère qu’il est nécessaire de trouver la barque, qui ne se révèle que sous quelques menues conditions. Sais-tu encore lesquelles, cervelle d’ancêtre rabougrie?
– Comment pourrais-je en faire l’impasse, je prépare cette épopée depuis des lustres.
– Alors mets-toi à l’œuvre, bougre de magicien, au lieu de contempler les miroitements ensorceleurs de l’eau. Car tu le sais, le mirage te guète si tu regardes trop dans les abysses aquatiques de ce Lac. Peut-être mieux serait-il que tu te bandes les yeux ?
– Suggestion réussie, Coiffe-amie. Je me bande les yeux à l’instant.
Une fois son regard masqué, le vieillard se met à tonner :
– Ô Forteresse Civiliziaque, Ô Hexagonisme Millénaire, bien calfeutré au milieu des eaux opaques du Fou-Lac que voici, j’emprunte la Barque pour te rejoindre !
Il pétrit de la glaise noire et sculpte à l’aveugle une petite barque, pourtant sûr de ses doigts. Il la dépose sur l’eau, tâchant bien de ne pas la toucher, et entame un chant rituel, qui résonne dans la nuit : « Iktha, Djessaï, Oulem, Nestrêm, Shalaï, Akthen,… »
La profondeur de sa voix contraste avec sa chétivité. On aurait dit que son timbre n’était point le sien, mais celui d’une Créature des Affres. La barque, de toute évidence, se met à grandir. Le Chapeau s’empresse de dire :
– Tu as très bien fait, vieil homme, tu as très bien prononcé, dans l’ordre, tous les Anciens Mots. La barque te mènera à terre-sol de forteresse, si tenté que tu te concentres à affronter une à une toutes les illusions qui viendront à toi, lors de ton voyage sur planéité lacustre que voilà.
– Je suis prêt, Chapeau, à faire face aux éphémères vapeurs de trouble qu’émet le Lac. Paraît-il que sur l’eau, même les tissus les plus épais ne cachent pas les yeux, tant la vapeur du Lac est prégnante, et partout présente. Cette dernière, touchant mes prunelles, vont m’embrumer l’esprit, mais j’ai été confronté à de plus vastes entourberies, lors de mes précédentes routes, lorsque je traçais à travers l’éther.
– Ne sois pas arrogant, tu sais fort bien que les vapeurs du Lac sont toxiques pour la raison. Personne n’arrive d’ordinaire à bon port, c’est pourquoi il te faudra ruser pour conserver ta lucidité. Il ne s’agit pas de sirènes, mais de pire encore… L’eau mène à la plus cornélienne des folies, qui est même plus affreuse que la mort. Veux-tu errer des Méandres pour la vie, vieille carne ?
– Non point, Coiffe, ma chère conseillère, je saurai garder tête froide et manivelle de raison lorsque les brumes de ce Lac m’enivreront et tenteront mon esprit.
– Pour aucune raison, ne passe par-dessus le bord de cette barque, sinon tu te noieras dans les plus effroyables conditions. Pire, tu deviendras folie à l’état pur, et tu tenteras l’esprit de tous ceux qui d’aventure trouveront la barque à leur tour. Car nombreux sont ceux qui sont dans le secret de l’existence de la barque. Mais personne de courage n’a en suffisance, depuis années en myriades, pour oser en user. Fantôme hybride sans même le contour, tu seras transformé, si tu ne prêtes garde à ne point tomber. Gouttelette perdue pour le Non-Temps, tu ne seras plus que bribe de souvenirs et seras oublié par quiconque, et même personne.
– Je tâcherai de garder mon dos droit et mon pied ferme lorsque les volutes frénétiques viendront enfreindre les lois de ma rationalité.
– Fort bien, n’oublie point de rester aligné et de penser à la barque tout le long de la traversée. Courage, vieil homme, il t’en faudra pour aller au devant de ton but.