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Civiliziaques

Le vieillard parvient à se focaliser quelques minutes, lorsque progressivement, la couleur de l’eau se met à changer. De noire brillante, elle devient orange. Le ciel se meut en bleu turquoise, couleur contrastant fortement avec l’eau nouvellement transformée. Dans l’orangée fluide sur lequel glisse la barque, commencent à se dessiner des formes complexes. Une échelle orange sort subitement de l’eau. La barque glisse sur l’échelle, ce qui renverse toutes les perceptions à la verticale. C’est à dire que l’homme commence à voguer vers le haut, le ciel étant à sa gauche, la barque à sa droite.
– Pense à ta barque, imagine-la flotter normalement, dit le Chapeau.
Perturbé par ce changement de perspective, le vieil homme n’arrive pas à se ressaisir. Tout à coup, l’horizon vertical se met à friser. Le bleu, l’orange se confondent. Tout devient immense fatras de couleurs, il n’y a désormais plus d’endroit où être à l’endroit.
Le Chapeau se met à crier de toutes ces forces. Le vieil homme revient subitement à la raison, et imagine la barque flotter droit devant, sur l’eau noire. D’un instant à l’autre, tout redevient comme auparavant, l’homme naviguant avec son Chapeau sur la tête, bel et bien à l’endroit, sur une eau noire et miroitante.
– Il s’en est fallu de peu. A coup sûr, une seconde de plus et tu serais tombé dans l’eau. N’oublie pas que ce que tu perçois est un mirage, à l’instar de la barque sur laquelle tu vogues. Reste focalisée sur elle, nous ne sommes pas loin de ta destination, Drézil. J’entends les Cloches Hexagoniques au loin, nous arrivons.
– Puisses ta parole être vraie, car j’en viens à perdre le bout de mes forces.
L’homme se reconcentre sur sa barque, qu’il imagine flotter plus rapidement sur les eaux sombres. La brume est à présent si dense qu’elle humidifie la peau du vieillard, au point de la consteller de nombreux gouttes d’eau.
Un étrange son, continu mais avec variations, plane sur les étendues du Lac.
– Effectivement, Chapeau, nous arrivons, j’entends les mythiques Cloches Hexagoniques, si ceci, – je veux dire, ce son – est bel et bien le leur.
– Tâchons de faire bonne impression aux Civiliziaques. Je t’aiderai à parler en dialecte, si tenté que tu n’aies pas appris suffisamment à parler en leur ton.
– Multiples sont les tons de parole, chez les Civiliziaques.
– Tu apprendras à entendre, malgré les variances.
– Chapeau, je dois bien avouer avoir quelques appréhensions. S’ils me refoulent à leur porte, comment aurais-je la force de retraverser les puissances illusionnistes de ce maudit lac ?
– Tâche de rester stratège, et propre en finesse, à ton habitude.
– Fort bien, je tenterai de l’être, à mon habitude.

A peine eut-il le temps de finir sa phrase que le vieillard remarqua que son Chapeau n’était plus son Chapeau, mais une couronne d’ossements. La couronne tourne sur elle-même. Un crissement se fait entendre. Soudain, des foules de spectres viennent se greffer à la couronne, et tournent avec elle. Le vieil homme a le tournis, il perd tous ses repères, tant les spectres flottent avec vigueur et rapidité autour de sa tête. Il entend leurs ricanements, il sent leur souffle putride, il voit leurs dents acérées, prêtes à lui mordre le cou, à déchiqueter sa peau vieille et malmenée par les Temps.
– Non, je refuse cette danse spectrale. Non, je pense à la barque et sa navigation paisible. Je garde le cap, et veille sur ma raison. Chapeau, m’entends-tu ? Chapeau ? Ma voix perce-t-il le manteau fantomatique au point de me faire entendre de toi ? Chapeau, es-tu là ?
Nulle réponse. Le vieillard, inquiet, oublie de penser à la barque. Soudainement, celle-ci se remplit d’ossements, qui crissent comme des craies sur une ardoise.
Drézil reprend ses esprits et imagine la barque avec force de précision, et c’est ainsi que les spectres se plient les uns contre les autres jusqu’à disparaître. Les ossements fondent en émettant un son effroyable.
L’homme reprend la parole :
– Chapeau ? M’entends-tu ?
– Je t’entends, vieil homme. J’ai une heureuse nouvelle pour tes vieux os.
– Trêve de plaisanterie. Qu’y a-t-il ?
– Ôte ton bandeau, il est temps.
Le vieillard s’exécute. Lorsque sa vue redevient claire, ce dernier est pris de stupeur. Devant ses yeux ébahis se dessine une immense forteresse hexagonale, sertie de petits hexagones sur chacun de ses contours. La pierre anthracite contraste à peine avec l’eau noire, qui pourtant s’éclaircie à chaque seconde. Drézil constate, que l’aube point progressivement ; il est arrivé à temps, et à destination. Fort heureux de cette nouvelle, il guide la barque vers l’immense portail qui lui fait face. A portée de la berge, il arrime sa barque et pose les pieds sur la rocaille. Les Cloches Hexagoniques sonnent à tout rompre, dans un continu et désagréable bruit sourd, pour finalement se rendre silencieuses. Alors que le silence s’installe, le vieillard prit son courage à deux mains, et crie :
– Peuplades Civiliziaques. Je m’avance devant vous en tant qu’étranger à votre sol. J’ai à vous parler. Ouvrez-moi la porte, conjuration je fais en votre nom !

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