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Civiliziaques

A l’aide de sa canne de fer, le vieillard aveuglé par son bandeau tâte la barque. Il met un pied sur le plancher, imaginant la barque flotter, chose réalisée au moment même. Le second pied suit son pair, et voici l’homme en flottaison, sur les eaux noires et intimidantes de l’immense étendue lacustre. Par un effort d’imagination fort conséquent, l’homme imagine la barque s’éloigner du rivage. Chose pensée, chose faite. Mais à peine fut-il au large que d’étranges réflexions viennent s’entrechoquer dans son esprit.
– Attention, vieillard, sens-tu tes pensées faire torsion dans ton cockpit de tête ? Sens-tu la vapeur gagner ton esprit ?
– Je le crois, Chapeau-Gardien, je le crois. Je vois… Je vois des requins voler au-dessus de ma tête, comme si la moindre bulle de mes pensées était par eux dévorée.
– Les requins se repaissent de tes craintes les plus profondes et les plus enfouies, c’est pourquoi tu dois résister à la peur.
– Mais pourtant ces créatures, à l’affût même de mes paniques, ne semblent agir autrement que par intimidation.
– Tout juste, si aucune bulle de peur ne flotte jusqu’à eux, tu survivras à la terreur. Concentre-toi sur la flottaison de ta barque, ne pense à nulle autre chose, vieillard.
Malgré l’effort, une bulle sort du cœur du vieil homme. C’est une bulle verdâtre, suintant la crasse et le désordre. Les requins rougeoyants et translucides, qui planaient au-dessus de sa barque, se jettent avec voracité sur la bulle. A peine celle-ci fut dés-scellée et éclatée, une tempête de paillettes rouge tombe sur le lac. Le vieil homme voit sur le rebord de l’eau un immense œil s’ouvrir, d’un bleu impénétrable. Puis l’œil se fend, faisant naître une multiplicité d’yeux, qui regardent fixement le vieil homme. La barque se dirigeait vers cette nidation regardante, ressemblant à des œufs de grenouille, qui semblait sonder l’esprit de l’homme masqué. Ce dernier se ressaisit, et imagine la barque flotter tranquillement sur le lac. Panique terminée, d’inépuisables gouttes de sueurs tombent de son front.
– Il s’en est fallu de peu, vieillard. Une seconde encore d’inattention, et tu aurais basculé dans l’œil de ton pire cauchemar. Tu aurais été Su, dans toute ta splendeur et dans toute ton horreur à des kilomètres à la ronde. Tu n’aurais jamais été capable d’affronter le sort qu’allaient te faire subir ces yeux en sur-nombre, tu serais passé par-dessus bord. Tu connais la suite.
– J’ai bien eu peur de perdre tous mes secrets. C’est ceci précisément que j’aspirais à contenir, car les requins sont friants de ce genre de sucreries.
– Concentre-toi sur la flottaison, les requins sont toujours en survol, au-dessus de nos têtes.
Le vieil homme imagine soudainement qu’il harponne les requins, à l’aide d’un outil de fortune. Ceci ne manqua pas de se réaliser : les requins quittent le ciel pour se retrouver dans les eaux, sans possibilité moindre de mouvement. Cependant, alors que l’homme était concentré sur son action, il avait oublié de visualiser la barque sur l’eau. Cette dernière fuit ; ses pieds sont désormais entourés d’une substance aquatique noirâtre et brillante. Le contact avec cette eau a pour effet de glacer le sang du vieil homme.
Il revoit des moments de sa vie, à la différence même que ces souvenirs-là se trouvent transformés, déformés, de façon à l’induire en erreur sur toute la ligne de ses remémorances. Fort rapidement, il ne sut plus d’où il venait, ni ce qu’il faisait sur cette barque. Le Chapeau le remet à l’ordre, en criant :
– Vieil homme ! Ne te laisse pas induire en erreur ! Cette eau place en ton esprit des souvenirs faussés. Pense à la flottaison de ta barque, ce, uniquement ! Ne te laisse pas pervertir par l’eau noire, elle t’amènera à ta perte.
– Oui, Coiffe salvatrice, je me remets à l’œuvre. J’imagine la barque naviguer, dépourvue de toute faille qui compromettrait mes pieds par infiltration lacustre.

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